L'article suivant a été écrit par Marco Rizzo, secrétaire général du Parti communiste italien (Partito Comunista) et publié dans le journal "l'Unità" le 11 novembre 2015 sous le titre "BERLINGUER. UNA BRAVA PERSONA MA NON COMUNISTA".

L'article rappelle la nature profondément réactionnaire et réformiste de l'eurocommunisme, dont l'un des principaux fondateurs et promoteurs en Italie était Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien de 1972 à 1984.

Traduction NK pour Solidarité Internationale PCF


Chaque chose a un début. Nous nous interrogeons : Qu'est-ce qui a conduit à la liquidation de la grande expérience historique et politique des communistes d'Italie ? Qu'est-ce qui a fait que le parti d'Antonio Gramsci est aujourd'hui devenu celui de Matteo Renzi ?

Tout commence dans la période 1943-1947. Il est certain que la façon dont Palmiro Togliatti a dirigé le PCI post-résistance était indéniablement contraire à une réelle possibilité de "faire la révolution" en Italie, mais comme l'ont dit Pietro Secchia et d'autres, dont Eugenio Curiel : "entre faire la révolution et ne rien faire, il y a une grande différence", et la référence critique de Togliatti à la Voie italienne vers le socialisme (dont les résultats sont maintenant visibles aux yeux de tous) y est pour beaucoup.

Gramsci est-il le précurseur de la "Voie nationale vers le socialisme" ?

Sa conception de la conquête de l'"hégémonie" et de la "guerre de position" est-elle le prélude politique de la "Longue marche dans les institutions" que le PCI a entamée au moment du fameux "tournant de Salerne" ?

Il suffit de lire les textes de Gramsci dans leur version originale pour se rendre compte à quel point la conception du Parti et de l'État de Gramsci a toujours eu pour but la conquête du pouvoir politique.

Néanmoins, Gramsci n'est ni Togliatti ni Berlinguer.

Dans la pensée de Berlinguer, une personne brave mais en dehors du communisme (au sens de son approche théorico-pratique), quelques points fondamentaux ressortent : le compromis historique, la démocratie comme valeur universelle, l'eurocommunisme, l'acceptation du "bouclier" de l'OTAN, l'adhésion à l'Union Européenne et, enfin, les considérations sur l'épuisement de la force motrice de la révolution soviétique.

Objectivement parlant, on ne peut nier que Berlinguer s'est également retrouvé "écrasé" par un noyau politique du parti dans lequel les dénommés "miglioristi"* (d'Amendola à Napolitano) avaient entre les mains des organes vitaux, voire économiques, du parti (par exemple le monde de la coopération), d'où la présence "solitaire" de Berlinguer aux portes de Fiat en 1980 et dans la juste lutte pour défendre "la scala mobile"**. Des épisodes significatifs dans la vie du parti qui, cependant, semblaient sans importance pour ses cadres dirigeants et pour une large instance du parti pour lesquels la "mutation génétique" avait déjà eu lieu et à laquelle Berlinguer n'avait pas voulu s'opposer.

Partons du compromis historique sur la mort héroïque du président chilien Salvador Allende aux mains des putschistes de Pinochet, dont le sort a été fixé par les États-Unis. Au lieu d'affirmer simplement que la démocratie bourgeoise n'existe que si la bourgeoisie reste accrochée au pouvoir, mais que si celle-ci vacille, comme dans le Chili d'Allende, alors la bourgeoisie renonce elle-même à ses propres règles formelles, passant à des méthodes violentes et terroristes, Berlinguer écrit : "Nous avons toujours pensé que l'unité des partis ouvriers et des forces de gauche n'était pas une condition suffisante pour garantir la défense et le progrès de la démocratie...". Outre le leitmotiv de la "défense de la démocratie", le compromis historique de Berlinguer n'était pas dans une alliance sociale de la classe ouvrière, antagoniste du bloc social de la bourgeoisie, mais dans une alliance politique entre les grands partis de l'époque, le PCI, le Parti Socialiste Italien et la Démocratie Chrétienne, cette dernière étant, par ailleurs, une expression politique de la grande bourgeoisie, privée et étatique.

D'un point de vue léniniste, l'erreur d'Allende a précisément consisté à ne pas avoir essayé de "briser la machine de l'État bourgeois", mais à l'accepter, en s'appuyant sur une majorité parlementaire et sur la loyauté des dirigeants de l'appareil d'État. Il aurait fallu développer de forts mouvements de masse pour soutenir le nouveau gouvernement, créer une milice populaire de travailleurs armés, changer les mécanismes institutionnels, "décapiter" les structures dirigeantes et modifier les structures de l'armée, de la police, des services de sécurité, des ministères de l'économie, avec l'introduction massive d'éléments prolétariens de confiance. Il aurait fallu, en somme, instaurer la dictature du prolétariat. Allende ne l'a pas fait et le peuple chilien a payé un lourd tribut pour cette erreur. Berlinguer, comme nous le savons, a ignoré toutes ces considérations.

Enrico Berlinguer, Santiago Carrillo et Georges Marchais
Les "pères fondateurs" de l'eurocommunisme : Enrico Berlinguer, Santiago Carrillo et Georges Marchais (Madrid, 1977)

L'eurocommunisme, en tant que théorie et pratique pleinement révisionniste et opportuniste, trouve son origine dans la rencontre, le 26 janvier 1974 à Bruxelles, entre Berlinguer et les révisionnistes espagnol et français, Carrillo et Marchais, secrétaires de leurs partis communistes respectifs, qui ont épousé les thèses sur la valeur de la démocratie, ainsi formulées par Berlinguer :

"Cette large convergence ... comprend la reconnaissance de la valeur des libertés individuelles et leur garantie, les principes de la laïcité de l'État et de son articulation démocratique, la pluralité des partis, l'autonomie des syndicats, les libertés religieuses et de culte, la liberté de la recherche et des activités culturelles, artistiques et scientifiques..."  Le passage cité montre clairement comment Berlinguer avait fait siennes les catégories typiques de la pensée bourgeoise, les absolutisant en dehors et au-delà de tout contexte historique et de toute substance de classe.

L'interview de Giampaolo Pansa (par lui-même !) du 15 juin 1976 dans le Corriere della Sera a marqué l'acceptation définitive de l'Occident capitaliste et de son alliance militaire mortelle, l'OTAN, finalisant la rupture avec le camp socialiste qui, bien qu'infecté par le germe du révisionnisme de Khrouchtchev, représentait encore le plus formidable rempart contre l'impérialisme. "Le Pacte atlantique peut aussi être un bouclier utile pour construire le socialisme en liberté... Je ne veux pas que l'Italie quitte le Pacte atlantique. Je me sens plus en sécurité en restant ici...". Et enfin, toujours dans cette ligne, il y a aussi la célèbre phrase par laquelle, en 1981, le "cordon ombilical" avec l'histoire du mouvement ouvrier et communiste a été définitivement coupé : "La force propulsive de la Révolution d'Octobre est épuisée...".

Le choix stratégique par lequel Berlinguer a "épousé" le processus d'unité européenne et capitaliste alors que l'URSS et le camp socialiste existaient encore est absolument révélateur.

Dans la célèbre interview d'Eugenio Scalfari, l'un des liquidateurs du PCI, du 2 août 1978, on peut lire :
Scalfari : "Le PCI a fait un choix européen définitif. Le confirmez-vous ?".
Berlinguer : "Je le confirme. Nous savons que le processus d'intégration européenne est mené par des forces et des intérêts encore profondément liés aux structures capitalistes.... Mais nous pensons qu'en tout état de cause, nous devons pousser vers l'Europe et son unité".

Je le répète, avec toute la modestie possible : Berlinguer était une brave personne, mais cela ne suffit pas pour être communiste.


Notes du traducteur :
*Miglioristi : Membres de l'aile "droite" du Parti communiste italien. Le nom dérive du verbe italien migliorare (améliorer), ce qui signifie que l'objectif principal de cette aile politique était d'améliorer le système capitaliste de l'intérieur, adoptant ainsi des politiques réformistes, sociales-démocrates et rejetant la possibilité d'une révolution. L'un des dirigeants de ce groupe était Giorgio Napolitano, qui, des décennies plus tard, est devenu le 11ème président de l'Italie, de 2006 à 2015.

**Le terme "scala mobile" (échelle mobile) fait référence à une politique économique qui prévoit l'ajustement automatique des salaires des travailleurs en fonction du coût de la vie. L'échelle mobile des salaires consiste en effet à augmenter les salaires en fonction de l'augmentation des prix afin de conserver le pouvoir d'achat des salariés face à l'inflation.

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