spgdL'importance du secteur public



par Prabhat Patnaik, économiste du Parti Communiste d'Inde (Marxiste)


 

Article du 12 décembre de People's Democracy, hebdomadaire du PC d'Inde (Marxiste)



 

Traduction MA pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/



L'argumentaire en faveur d'un secteur public, c'est-à-dire pour la prise en charge par l'Etat de certains secteurs d'activités économiques, découle de la nécessité de construire une société plus humaine. Trois hypothèses sont contenues implicitement dans cet argumentaire: premièrement, que ce qui est produit pour le marché dans une économie dominée par le privé diverge de ce qui est socialement souhaitable; deuxièmement, que l'Etat est potentiellement un meilleur garant de l' « intérêt social » qu'aucune autre entité, et que ses défaillances actuelles peuvent être rectifiées par une intervention populaire dans le processus de décision politique, dont l'étendue peut aller de la révolution sociale au vote-sanction contre le gouvernement actuel; et troisièmement, que l'intervention de l'Etat pour garantir la défense de « l'intérêt social » ne doit pas être confinée à une influence indirecte par des politiques fiscales, monétaires et par d'autres politiques de ce type, mais doit comprendre, dans de nombreux cas, la prise en charge directe de certaines activités économiques.



Il y a au moins cinq cas différents où cette prise en charge directe des activités économiques de la part de l'Etat devient nécessaire.



  • Le premier cas, c'est pour ce qui est de fournir une série de biens et de services nécessaires comme la nourriture, l'éducation et les soins de santé. La répartition de l'accès à ce type de biens et de services dans une économie capitaliste de libre marché en prive une partie importante de la population. D'un autre côté, l'intervention de l'Etat uniquement par le biais des impôts et des aides sociales cad, en donnant des aides afin que les démunis puissent y avoir accès, et que ces aides soient financés par l'impôt, a l'effet potentiellement injuste de permettre aux producteurs privés d'augmenter leurs prix et de le faire au détriment du budget de l'Etat. Ainsi le contrôle sur les prix pratiqués par les producteurs privés devient nécessaire; mais comparé à l'exercice d'un tel contrôle, fournir ce type de biens directement par l'Etat est une alternative bien plus efficace.



  • Le second cas ne concerne pas les gens qui sont absolument dépourvus des biens et services « essentiels » (ou ce qui devrait être considéré comme essentiel dans une société humaine), mais plutôt le fait qu'ils aient à payer des prix exorbitants pour avoir accès à certains biens et à certains services; cad, cela a trait à des questions de distribution liées à une pratique de prix de monopole. Ici encore, le contrôle des prix, plus qu'une intervention par des taxes et des aides, est nécessaire, et un moyen efficace d'exercer un tel contrôle est de briser le pouvoir des monopoles en le contre-balançant par la présence de l'Etat comme producteur et comme distributeur.



Cet argument a un corollaire très important et toujours d'actualité. Dans le système néo-libéral actuel, de nombreux gouvernements luttent entre eux pour savoir qui sera celui qui cèdera le plus d'avantages aux capitalistes, afin de les inciter à installer leurs usines dans leurs Etats respectifs. Cela renforce bien évidemment le pouvoir des monopoles et ne fait que creuser les inégalités de revenu, mais les Etats et les gouvernements plaident l'impuissance puisque la seule alternative serait de renoncer à toute investissement et à toute industrialisation. Dans ces cas-là également, la présence du secteur public, de l'Etat comme producteur – qui prend en charge l'investissement à partir du moment où les exigences des investisseurs privés dépassent un certain seuil pré-établi – est le moyen, souvent le seul moyen, de surmonter ce dilemme.



  • Le troisième cas, ce sont les monopoles naturels comme pour les matières premières, ou lorsqu'il existe d'importantes économies d'échelle. Ici encore, puisque l'entreprise privée donnera nécessairement naissance à un monopole, que la production soit exclusivement prise en charge par le secteur public, soumis à un contrôle social exercé à travers un processus politique, est socialement souhaitable. De la même manière, là où existent des externalités importantes, conséquence du fait que le secteur privé produit soit trop (« pollution ») soit trop peu (ou ne produisant même pas du tout, car la rentabilité peut être trop faible pour attirer des entreprises privées), des taxes et des aides peuvent être insuffisantes, et l'intervention directe de l'Etat peut être nécessaire.



  • Le quatrième cas, c'est quand des incertitudes sur le retour sur investissement sont tellement importantes, dans un domaine particulier, que le secteur privé risque de ne pas investir du tout. Puisque les incertitudes dont nous parlons sont des incertitudes subjectives, l'absence d'une classe entrepreneuriale, qui rend nécessaire l'investissement public, entrera dans cette catégorie. Plus généralement, même quand il existe des entrepreneurs privés, les gros investissements concentrés, et les investissements sur le long-terme, risquent de ne pas les attirer à cause de l'incertitude sur les taux de retour sur investissement, et dans ces cas-là l'investissement public devient nécessaire. L'investissement en recherche fondamentale est peu attractif pour le capital privé et doit être pris en charge par l'Etat parce que, si le retour sur investissement privé est faible, ses externalités en font un domaine où le retour sur investissement social est élevé. Mais même les investissements en R et D, qui sont brevetables, et donc en principe peuvent se révéler fort rentables, peuvent être boudés par le capital privé à cause des incertitudes que ces investissements impliquent.



C'est pour cette dernière raison que le secteur public, pas seulement en Inde mais dans la plupart des pays sous-développés, a été considéré comme un rempart contre le capital métropolitain aux lendemains de la décolonisation. L'industrialisation par substitution aux importations ne pouvait qu'emmener les producteurs étrangers à installer des usines sur notre sol et à assembler les produits localement, ou emmener les producteurs nationaux à produire grâce à des accords de collaboration avec les producteurs étrangers, sans créer aucune capacité technologique autochtone, si le secteur public n'avait pas été développé comme un outil pour permettre l'auto-suffisance. Dans toute une série d'activités allant du fer et l'acier, à l'engrais, à l'industrie électrique, aux machines-outils, à la prospection pétrolière et au raffinage, à l'extraction pétrolière off-shore, le secteur public n'est pas seulement devenu un contre-poids efficace à la position de monopole dont jouissaient les entreprises métropolitaines, mais elles sont aussi devenues un moyen d'acquérir une capacité technologique autonome.



  • Le cinquième cas survient à cause de la tendance lourde des économies capitalistes à engendrer un chômage involontaire dûe à une insuffisance de la demande globale. Insuffisance de la demande globale qui peut être surmontée bien sûr par des mesures fiscales seulement, même s'il est convenu que des mesures de politique monétaire sont insuffisantes dans de nombreux cas, sans qu'un investissement public direct ou l'existence d'un secteur public permanent soit nécessaire. Mais les dépenses publiques prennent souvent la forme d'un investissement public; et il est même difficile pour l'Etat de dépenser de l'argent sans une certaine forme de prise en charge directe des activités économiques. (Même le NREGA en Inde, après tout, étend les domaines dans lesquels l'Etat prend en charge les activités économiques, et donc les dimensions du secteur public, bien qu'il le fasse à l'échelon le plus bas de l'Etat, à savoir les panchayats).



Le secteur public, en somme, est nécessaire comme un rempart contre les monopoles, à la fois nationaux et étrangers, et comme un moyen d'offrir au peuple l'accès à des biens et services essentiels; c'est un préalable nécessaire à la construction d'une société humaine et est donc partie intégrante d'un régime démocratique.



 II





Deux conclusions s'imposent: premièrement, puisque l'objectif même du secteur public est d'agir comme un rempart contre les monopoles nationaux et étrangers, il ne peut pas imiter ces monopoles dans sa manière de fonctionner. Puisque les monopoles ne sont préoccupés que par le fait d'engranger un profit maximal, si le secteur public tentait de poursuivre le même objectif, il n'y aurait donc que peu de différences de nature entre les deux, et donc le secteur public cesserait d'agir comme un rempart contre les monopoles et pourraient même finir par s'entendre avec eux. Il découle de la nature du secteur public même que le juger avec le même étalon avec lequel nous jugeons le secteur privé est fondamentalement erroné. Deuxièmement, précisément parce que le secteur public doit agir comme un rempart contre les monopoles nationaux et étrangers, ces derniers constitueront une opposition acharnée à l'existence même d'un secteur public.



Certes, ce n'est pas la seule raison expliquant cette opposition. Ils s'opposeront au secteur public pour plusieurs raisons. La première est celle dont nous venons juste de discuter, à savoir qu'il limite leur pouvoir en agissant comme un rempart. La deuxième, c'est que l'existence d'un secteur public qui fonctionne sape la légitimité du capitalisme, et implicitement renforce la cause du socialisme: si les entreprises peuvent être gérées de manière adéquate par l'Etat, c'est l'argument selon lequel la société a besoin d'une classe de capitalistes pour posséder et, donc, gérer les entreprises, qui tombe à plat. Les affirmations de socialistes comme Hodgskin, si on revient aux années 1830, pour qui « la société a besoin de capital mais pas de capitalistes », restent valides dans la mesure où l'Etat peut gérer de manière efficace les entreprises. Troisièmement, la possibilité alléchante d'acheter des actifs du secteur public à moindre coût, s'ouvre pour les capitalistes nationaux et étrangers, si le secteur public se révèle inefficace. Ils, et les cercles intellectuelles et médiatiques proches d'eux, ont donc tout intérêt à diffuser l'idée que le secteur public est inefficace.



Cependant, leur démonstration de son inefficacité prend la forme suivante: ils cherchent à démontrer que le secteur public n'est pas aussi efficace que le secteur privé, selon les critères par lesquels on juge le secteur privé, précisément le fait qu'il ne réalise pas autant de profits que le privé. Nous venons de voir que la raison d'être du secteur public est qu'il est différent du secteur privé; s'il devait être un clone du secteur privé, il n'y aurait pas vraiment nécessité d'un secteur public. Mais, en un tour de main, l'opposition au secteur public – qui est censé être différent du secteur privé – ne parvient qu'à démontrer que le secteur public est justement différent du secteur privé, cad, que le simple fait d'avoir démontrer que le secteur public est différent, avant tout dans le sens qu'il n'est pas assez rentable, est pris ipso facto comme une preuve de son incompétence. Et cet argument a fait l'effet d'une propagande tellement efficace que le secteur public est même devenu synonyme d'incompétence dans le sens commun, malgré le rôle fantastique qu'il a joué dans le développement de l'Inde après l'indépendance.



Dire tout cela, ce n'est pas laisser entendre que les entreprises publiques doivent nécessairement essuyer des pertes. Même en remplissant leur rôle social, les entreprises publiques doivent réaliser des profits, dans la mesure que leur rôle social le leur permet. Elles ne doivent pas réaliser des profits « de gré ou de force »; et elles doivent renoncer à faire des profits dans la mesure où leur rôle social l'exige. Mais pour remplir rôle social, elles doivent aussi faire des profits. Tandis qu'il est erroné de comparer leurs profits avec ceux du secteur privé, ne pas faire des profits n'est pas une vertu en soi. Et de nombreuses entreprises publiques ont essuyé des pertes ces derniers temps, même quand cela n'était pas nécessaire.



Cela a été si bien démontré par l'exemple du Kerala, où les entreprises publiques sont parvenus à améliorer leur rentabilité. Ce qui est remarquable dans le cas du Kerala, ce n'est pas juste que les entreprises publiques soient devenues rentables dans un laps de temps aussi court, un « virage à 180 degrés » (turnaround) selon la phrase consacrée, mais ce « virage » a été amorcé sans en aucun cas compromettre la nature du secteur public, sans adopter aucune des méthodes rapaces associés au capital monopoliste privé, et sans même utiliser les stratégies employés habituellement par le capital monopoliste privé pour réaliser ce type de « virage ». Ce « virage » a été réalisé sans avoir recours à la spéculation foncière, aux spoliations de terres, sans licenciements massifs de travailleurs et sans avoir recours aux manipulations ou à des opérations financières. Il a été réalisé essentiellement en rationalisant la gestion et les opérations de production, et cela est devenu possible seulement parce qu'il y avait une volonté politique d'y arriver.



Cela soulève toutefois une question plus profonde: dans les cas où la rentabilité du secteur public a fortement baissé, sans que cette baisse ne soit causée par le rôle social qu'il a à jouer, la raison d'une telle baisse ne doit pas se trouver dans la nature intrinsèque du secteur public, mais dans l'absence d'une volonté politique de faire fonctionner efficacement le secteur public. L'exemple du Kerala montre que, quand cette volonté politique existe, le secteur public peut être efficace tout en fonctionnant selon les exigences du secteur public; et donc l'argumentaire sur la nécessité de construire une société humaine, et le fait que cela soit une composante essentielle d'un régime démocratique, reste intact.



Site de People's Democracy: http://www.cpim.org/pd/

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