Crimes environnementaux et humains d´une entreprise privatisée - Brésil

Luiz Alberto Gomez de Souza

IHU-UNISINOS

 

29 janvier 2019

 

(Traduction MR pour Solidarités Internationales PCF)

 

 

Nous voilà aujourd’hui confrontés à la terrible tragédie du 25 janvier, lorsqu´a cédé le barrage de déchets miniers de Brumadinho (région métropolitaine de Belo Horizonte, Minas Gerais), possession de l’entreprise Vale, recouvrant rapidement d´une immense rivière de boue (12 millions de mètre cube) une des zones administratives de l´entreprise et une des communautés voisines. Cette boue contamine aujourd´hui le fleuve Paraopeba, affluent du São Francisco, et peut atteindre ce dernier avec des conséquences catastrophiques.

 

Ce barrage était un réservoir destiné à retenir les déchets résultant du traitement du minerai. Les résidus étaient stockés dans une espèce de poubelle pour éviter qu´ils occasionnent des dommages environnementaux. Cependant, une fois le barrage rompu, la sortie violente de la boue emportant les résidus produit des dégâts encore plus importants.

 

Cet énorme accident intervient trois ans après la plus grande catastrophe environnementale du pays et l'une des plus graves au monde. En novembre 2015, les barrages de Santarém et de Fundão (Mariana, Minas Gerais), avaient également cédé, détruisant le district de Bento Rodrigues et contaminant le fleuve Doce jusqu'à son embouchure, le laissant aujourd´hui pratiquement sans vie. Les dommages environnementaux sont incalculables dans les régions du Minas Gerais, de l´Espírito Santo et de Bahia. D´énormes dégâts matériels et humains. À ce jour, les populations touchées se battent encore pour faire reconnaître leurs droits. Le responsable d´alors était Samarco, entreprise liée à Vale.


L'accident actuel est plus grave encore du point de vue humain. A l´heure actuelle, ce sont des centaines de disparus, conduisant le président de Vale à déclarer: « Cette fois-ci, la tragédie est humaine. Comment vous dirais-je (comme après l´accident de Mariana) que nous avons appris qu´un tel accident pouvait se produire? » [Bilan actuel: 169 morts et 141 disparues]

 

La question qui se pose maintenant concerne les milliers de barrages disséminés à travers le pays. Comment s´est effectuée la surveillance de ces barrages? Un rapport publié en novembre par l'Agence nationale de l'eau (AGA) indiquait que seuls 3% des 24.092 barrages du pays avaient été inspectés. Le barrage de Brumadinho était inactif il y a trois ans, c'est-à-dire qu'il ne recevait plus de déchets résultant de l'exploitation minière. Classé à faible risque, il n´avait pas été inclus dans la liste des 45 barrages à risque. Dans la même région de Córrego Feijão, cinq autres barrages reçoivent des déchets miniers. Ils sont classés à faible risque, et un seul présente un risque moyen de dommages environnementaux. Sur les 45 présentant des risques dans le pays, dix se trouvent dans la région de Bahia, les autres étant disséminés à travers tout le pays. Ainsi si l'accident s'est produit avec un petit barrage relativement petit, inactif et classé à faible risque, il est clair que nous encourrons un risque permanent de subir de nouveaux accidents, plus terribles encore. Au moment où j'écris, il existe déjà un risque imminent de rupture d'un autre barrage à Brumadinho.

 

Pourtant, un projet de loi d’initiative populaire recueillant plus de 50 000 signatures prévoyait de durcir les règles en matière d’octroi de licences aux barrages. Il a été rejeté par l'Assemblée régionale du Minas Gerais. Le député Thiago Costa (MDB) avait déclaré que son approbation rendrait impossible l'exploitation minière au Minas Gerais. Cependant, le député régional Rogerio Corrêa (PT), aujourd´hui député fédéral, dénonçait: "Il y a désormais ce genre de réflexion dans le pays, à savoir que l´excès de contrôle nuit à l'entrepreneuriat".

 

Dans le même esprit, en décembre 2018, le candidat Jair Bolsonaro a promis de mettre fin au "caprice des procureurs". Et il déclara : "Une licence environnementale perturbe les travaux". Dirait-il la même chose, après avoir survolé le site de l'accident actuel? La légèreté et l'irresponsabilité de ce citoyen devenu président est tout simplement incroyable. Comme l´est celle des députés du Minas Gerais qui se sont opposés au projet de durcissement des règles d´octroi de licence, répondant favorablement à la très probable pression du capital.

 

Nous savons que le gouvernement actuel ne fait pas de l'environnement une priorité, et défend surtout l´agronegócio [industrie agro-alimentaire], comme l´a maintes fois exprimé la ministre de l'Agriculture, Tereza Cristina, lié au lobby ruraliste.

 

Il ne faut pas nous attarder sur l’analyse de cette seule tragédie, et la regarder avec une perspective historique plus large. Pour cela, il faut connaître l’histoire de Vale, responsable de ce désastre. Tout a commencé en 1911 avec la création d´Itabira Iron Ore Company par l'aventurier Percival Farquhar, dont l´ambitieux projet d'extraction de fer n'a pas donné les résultats escomptés. À cette époque, il s´était heurté à l'opposition du gouverneur du Minas Gerais, Artur Bernardes, futur président de la république brésilienne, qui avait défendu la souveraineté nationale pour ce qui s´agit des richesses du sous-sol.

 

Le 1er juin 1942, par le décret-loi 4352, le président Getulio Vargas s´est accaparé les réserves de fer de Farquhar, créant ainsi l´entreprise publique Companhia do Vale do Rio Doce (CVRD), une entreprise d´économie mixte sous contrôle de l´Etat. Il avait pour cela l'appui des gouvernements des États-Unis et de l'Angleterre. C'était l'époque de la Seconde Guerre mondiale et le Brésil, en raison de sa position stratégique dans l'Atlantique Sud, était devenu un allié important. Getúlio Vargas, doté d’une vision nationaliste et d´une habileté politique, a su alors tirer parti de la situation internationale. Il fut ainsi créé dans le même temps la Companhia Siderúrgica Nacional, dont les infrastructures avaient été offertes par les États-Unis en échange de l’utilisation de la base aérienne de Natal, alors essentielle pour assurer un pont aérien entre les États-Unis et l’Afrique du Nord. En plus de ces deux sociétés, d’autres entreprises publiques furent créées telles que la Fábrica Nacional dos Motores et la Companhia de Hidrelétrica de Vale de São Francisco.

 

La CVRD a commencé l’exploitation du minerai de fer dans le Minas Gerais et a étendu ses activités aux Etats voisins de l’Amazonie et au Pará, avec la prospection, entre autres, d’or, de bauxite et de titane (nous étions alors le principal détenteur des réserves de ce dernier). Un réseau de chemin de fer d'environ 2 000 kilomètres avait été créé pour l´acheminement de la production. La Vale do Rio Doce est rapidement devenue l'une des plus grandes entreprises du pays, avec une large gamme d'exploitations souterraines, bientôt l'objet de l´appétit des groupes privés nationaux et internationaux.

 

Vint ensuite le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, et son programme national de privatisation (PND). Le 6 mai 1997, la CVRD fut privatisée et renommé Vale S.A., grâce à l´intervention de José Serra alors ministre du Plan, L´appel d´offres fut préparé par Merryl Lynch et Bradesco [une ouverture du capital à hauteur de 40%]. José Serra est devenu, plus tard, l’un des contrôleurs du nouveau Vale, ce qui était totalement illégal puisqu´il avait été l’un des rédacteurs de l’appel d´offres.

 

Vale S.A. fut remporté par un consortium brésilien, composé par La Companhia Siderúrgica Nacional et d’autres sociétés et fonds de pension, grâce à un financement subventionné par la BNDES. Ainsi, une banque publique a avancé le montant d´achat pour le compte de groupes privés. Alors que Velacom, du groupe Votorantim dirigé par Antônio Emílio de Morais, semblait en bonne position pour rentrer au capital, le gouvernement fit pression pour faire entrer des fonds de pension dans le consortium brésilien, qui a remporté l'appel d'offres.


L'évaluation de Vale S.A. s'élevait alors à 3,3 milliards US$ ; ce qui était scandaleusement bas et ne correspondait qu´au flux de trésorerie, compte non tenu de la valeur potentielle des réserves de minerai de fer, de la bauxite, de la manganèse, du nickel, et du titane, qui auraient élevé cette valeur à environ 215 milliards US$. Par ailleurs, les chemins de fer et les terminaux portuaires n´étaient pas non plus inclus dans l´évaluation. Elio Gaspari a intitulé ironiquement cette privatisation de « privataria »[1]. Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, s´en inspira par la suite et qualifia de « biberization »[2] les différentes privatisations engagées à travers le monde à cette époque.

 

En 1997, la société s'était fortement mobilisée contre cette privatisation. Le jour de la vente aux enchères, 600 policiers ont affronté environ 5 000 manifestants sur la place XV de Rio, près de la Bourse des valeurs de l'époque, faisant 33 blessés. En 2007, un plébiscite populaire a été organisé et 3,7 millions de voix s´étaient opposés à la mesure. Plus de cent actions populaires ont été intentées pour annuler la vente, comme celles menées par les avocats Fabio Konder Comparato et Dalmo Dallari. Ils sont encore engagés en justice à ce jour. Enfin, il faut bien dire aussi que les gouvernements successifs du PT n'ont jamais rien fait pour remettre en cause cette privatisation de Vale S.A.


L'une des raisons avancées pour justifier la privatisation était de permettre l'apurement de la dette extérieure et intérieure de l'Etat brésilien. Cela n´a rien changé à la dette, et l'argent a surtout été employé en dépenses courantes et pour satisfaire l´appétit des parlementaires.

 

Pour se faire une meilleure idée de la dimension de Vale S.A., il faut signaler qu´elle opère dans 14 États et sur 5 continents. En 2008, sa valeur de marché était de 196 milliards US$, devant IBM et juste derrière de Petrobras (287 milliards US$). Au classement mondial, elle occupe la 559ème place parmi les 2000 plus grandes entreprises. Sa situation a quelque peu diminué ces dernières années. Au Brésil, elle est passée de la troisième place à la cinquième place des plus grandes entreprises, et est tombée à la 3e place pour ce qui s´agit des sociétés minières. Au classement mondial des sociétés minières, elle est tombée à la 8ème place.


Une comparaison: les actions de Petrobras non-privatisée ont augmenté de 1200% entre 1997 et 2007; alors que celles de Vale S.A. ont augmenté de moitié moins. Au cours de ses 21 années de privatisation, les actionnaires ont reçu la somme énorme de 320 milliards de reais (75 milliards US$). Vale S.A. est ce que nous pourrions appeler une "entreprise chinoise" ...


Dans le même temps, Public Eye People's[3] a déclaré, en 2012, Vale pire entreprise au monde en matière sociale et environnementale. Elle lui a décerné son fameux Oscar de la honte, la plaçant en première position devant la société japonaise responsable de la catastrophe de Fukushima. Cela peut en partie expliquer la négligence et les accidents survenus.


Aujourd´hui, le ministre Paulo Guedes martèle, pour justifier une série de privatisations planifiées, et comme l´avait fait le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso à l´époque pour justifier la privatisation de Vale, l´impérieuse nécessité de rembourser la dette de l'Etat et donc de dégager des liquidités. Il n'arrivera probablement rien à la dette et les recettes des privatisations seront diluées dans le budget, afin de servir une clientèle vorace en échange de son soutien.

 

Ainsi, soyons vigilants face au risque imminent de nouvelles tragédies. Et revenons à une position nationaliste, comme en 2017 contre la privatisation de Vale, voir même avant comme lors du processus de création de Petrobras ("le pétrole est à nous"). Nous devons dénoncer les privatisations futures, qui réduiront notre souveraineté nationale et affaibliront davantage un État déjà fragilisé par la mauvaise gestion. Le gouvernement de Bolsonaro semble déjà aller à l´inverse de ce qu'il proposait en matière d´ éthique politique lors de la période électorale. Quant au libéralisme de son ministre de l'économie (Paulo Guedes), il s´annonce franchement destructeur. Ce dernier s´est toutefois trouvé une résistance incidente, de la part des militaires [il y a aujourd´hui 8 militaires au sein du gouvernement]. Le président oscille désormais, comme une marionnette perdue, entre ces deux tendances. En à peine quelques semaines d´existence, ce gouvernement d´montre déjà des signes d´épuisement.

 

[1] Néologisme tiré des deux ternes privatisation (privatização) et piraterie (pirataria).

[2] Neologisme issu du verbe “to bribe” (corrompre).

[3] ONG qui évalue la responsabilité sociale et environnementale des plus grandes entreprises ; elle organise depuis 2005 une cérémonie de remise des « oscars de la honte » en contre-évènement du forum de Davos.

 

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