L'ingérence des Etats-unis en Amérique Latine
06 mai 2020Le coup d’Etat en Bolivie contre le gouvernement du Parti du Mouvement vers le Socialisme (MAS) a mis en lumière le rôle que peuvent jouer les ambassades en matière d'asile politique alors que plusieurs membres du gouvernement bolivien ont demandé asile au gouvernement mexicain. Par effet de contraste, ces événements récents permettre aussi de rappeler le rôle tout spécifique des ambassades américaines en Amérique Latine et Centrale et leur implication dans les coups d'Etat.
Suite à une visite de courtoisie de diplomates espagnols à l'ambassade du Mexique à La Paz, le gouvernement actuel a dénoncé une prétendue ingérence et la violation des lois boliviennes suspectant une aide éventuelle des autorités espagnoles pour faciliter le transfert d'exilés au Mexique - dans un contexte d'hostilité systématique et de refus d'accorder cette permission aux exilés. Parmi ces exilés figure Juan Ramón Quintana, ancien ministre de la Présidence fortement impliqué dans la transformation du pays. Son travail de dénonciation de l'ingérence des Etats-Unis en Bolivie l'a placé dans la ligne de mire des Etats-unis pendant des années (https://www.state.gov/reports/2016-country-reports-on-human-rights-practices/bolivia/).
Quel rôle jouent (ou devraient jouer) les ambassades ?
Une ambassade est le siège de la représentation diplomatique d'un Etat sur le territoire d'un Etat d'accueil. Mais ce terme, dans sa globalité, désigne également la fonction de l'ambassadeur, le personnel employé à sa charge, la résidence de l'ambassadeur représentant ledit État ainsi que les messages envoyés entre chefs d'Etats. Il s'agit donc d'une mission diplomatique permanente représentant les intérêts d'un Etat sur le territoire d'un État d'accueil. Cependant, les ambassades ont un statut extra-territorial permettant d'appliquer entre leurs murs les lois de l’État d'origine. Légalement, les ambassades sont donc une sorte d' « enclave » territoriale étrangère sur le territoire de la nation qui les accueille. Son activité et celle de ses agents diplomatiques dans l’État d'accueil sont malgré tout régulées par différentes conventions internationales, notamment par la Convention des Relations Diplomatiques signée à Vienne le 18 avril 1961, mieux connue sous le nom de Convention de Vienne.
L'un des droits reconnu par la législation internationale est l'inviolabilité des ambassades. En effet, l'article 22.1 de la Convention de Vienne stipule que « les locaux de la mission sont inviolables. Il n’est pas permis aux agents de l’État accréditaire d’y pénétrer, sauf avec le consentement du chef de la mission » (voir aussi les articles 22.2 et 22.3). Cette inviolabilité s'applique à tous les agents diplomatiques tel que défini par l'article 29: « La personne de l’agent diplomatique est inviolable. Il ne peut être soumis à aucune forme d’arrestation ou de détention. L’État accréditaire le traite avec tout le respect qui lui est dû, et prend toutes mesures appropriées pour empêcher toute atteinte à sa personne, sa liberté et sa dignité. »
Le rôle des ambassades des Etats-Unis en Amérique Latine (et dans les coups d’État)
Un dicton fameux en Amérique Latine et aux Caraïbes dit qu' "il n'y a pas de coups d'Etat aux Etats-Unis parce qu'il n'y a pas d'ambassade américiaine sur place". A elle seule, cette expression résume le rôle joué par les ambassades américianes en Amérique Latine et aux Caraïbes.
L'ambassade des Etats-Unis et le coup d'Etat au Paraguay
Un des cas paradigmatiques de déstabilisation d'un gouvernement comme prélude à un coup d'État, mené deux ans plus tard contre Fernando Lugo [ndlr: président du Paraguay de 2008 à 2012], fut le procès politique en 2010 contre le ministre de la défense, le général Luis Bareiro Spaini, dans lequel l'ambassade amércaine fut directement impliquée.
Le 19 février 2010, un déjeuner fut organisé par l'ambassadrice Liliana Ayalde en présence de hauts fonctionnaires du gouvernement paraguayen et de généraux de l'armée américaine. A cette occasion, fut discuté de « la mauvaise gestion administrative du président Fernando Lugo nécessitant un procès politique urgent et non discutable».
Suite à ces discussions, le 22 février 2010, le général Luis Bareiro Spaini envoya une lettre à l'ambassadrice Ayalde demandant des explications. Une copie de cette lettre fut transmise au Commandement Sud des Etats-Unis [responsable de toutes les actions militaires des Etats-Unis en Américaine Centrale, en Amérique Latine et aux Caraïbes] et au Pentagone. L'« audace » du ministre fut la raison pour laquelle la Chambre des Députés a approuvé une « déclaration de censure ». En août 2010, à la suite de la désapprobation du budget militaire, Luis Bareiro Spaini fut contraint de démissionner.
Pour comprendre la mise à l'écart de Luis Bareiro Spaini, il est fondamental de souligner que ce dernier défendait l'alliance militaire régionale dans le cadre de l'Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR / Unión de Naciones Suramericanas) plutôt que suivre les accords de défense et de sécurité conclus avec les Etats-Unis et la Colombie. Dans cette perspective, il refusa, en 2009, l'entrée de 500 militaires en provenance des Etats-Unis dans le cadre de l'opération New Horizons 2010 [cette opération prévoyait entraînement et équipement pour les pays du cône sud].
L'ambassade des Etats-Unis et le coup d'Etat en Honduras.
Avant le coup d'Etat au Honduras, l'ambassadeur Hugo Llorens tenait des réunions régulières avec des membres du Congrès hondurien, des membres du système judiciaire, des hommes d'affaires et avec le président de l'époque, Manuel Zelaya, au sujet du référendum - proposée par le gouvernement - pour convoquer une assemblée constituante (cette consultation devait se tenir dans le cadre des élections présidentielles de novembre 2009). C'est ce référendum qui déclencha le coup d'Etat. Ce même amabassadeur Llorens avait d'ailleurs déclaré à la presse « […] On ne peut pas violer la Constitution pour créer une Constitution car ce serait comme vivre dans la loi de la jungle. »
Une information Wikileaks fait état d'une communication téléphonique entre Elvin Santos, ancien vice-président du Honduras [de 2006 à 2008] et vieille connaissance de l'ambassadeur Hugo Llorens (ils ont étudié ensemble), et Vilma Morales, présidente de la Cour Suprềme de Justice, qui évoque une « polarisation du pays ». Dans le même temps, Roberto Micheletti [président du congrès national de 2006 à 2009 puis président par intérim après le coup d'Etat en 2009], que l'ambassador Llorens place au-dessus d'Elvin Santos en raison de sa meilleure connaissance du pays et de ses liens avec l'élite politique, déclara que Zelaya remplirait son mandat « jusqu'à son terme mais sans un jour de plus ». De son côté, Vilma Morales indiqua clairement qu'« elle était amie des Etats-Unis et qu'elle continuerait à jouer ce rôle ».
Avant le référendum pour convoquer une Assemblée constituante, Llorens fit une réunion à l'ambassade avec le Président Zelaya, Roberto Micheletti, Elvin Santos et Porfirio Lobo Sosa [chef de l'oppositon à Zelaya]. Le chef de l’État major hondurien [de 2005 à 2010], Romeo Vásquez Velásquez y participa également. Au cours de cette réunion, le Président Zelaya fut sommé d'annuler le référendum.
Une autre information Wikileaks mentionne un appel le 29 septembre 2008 entre l'ambassadeur Hugo Llorens et le procureur général, Leonida Rosa Bautista. Llorens y évoqua le soutien américain au ministère public hondurien, soulignant ses bonnes performances. La relation du procureur avec l'ambassadeur était ainsi au beau fixe.
L'ambassade américaine et le coup d'Etat au Brésil
Plusieurs sources soulignent les liens du secteur public et privé américain avec la procédure d'impeachment [destitution] de Dilma Rousseff et le déroulement de l'enquête de la police fédérale du Brésil, l'opération « Lava-Jato », qui a conduit Lula de Silva à l'emprisonnement et à l'impossibilité de se présenter aux élections présidentielles de 2018. Le rôle de l'ambassade américaine en soutien au coup d'Etat contre Dilma Roussef s'apprécie d'abord par la présence circonstancielle de Liliana Ayalde en qualité d'ambassadrice américaine au Brésil, du rôle de Michel Temer [vice-président de 2011 à 2016 puis président par intérim de 2016 à 2018] agissant comme informateur de l'ambassadeur américaine, et le voyage aux Etats-Unis du principal opposant à Dilma Roussef - Aloysio Nunes [candidat perdant à la vice-présidence aux élections de 2014] - le lendemain du coup d'Etat.
L'ambassadrice américaine, Liliana Ayalde, fut ambassadrice au Paraguay lors de la préparation du coup d'Etat contre Fernando Lugo (2012), un coup d'Etat sous forme de procès politiques comme ce qui s'est passé au Brésil.
Michel Temer, vice-président du gouvernement Dilma Roussef, fut l'un des protagonistes de sa destitution et a assuré la présidence lorsque Roussef fut démise de ses fonctions. Ce remplacement n'avait rien de banal. Pendant des années, Temer était l'un des informateurs privilégiés de l'ambassade américaine dans le pays. Au cours de l'une de ses réunions avec les membres de l'ambassade, Temer déclara que le succès de Lula avait suscité un grand espoir au sein du peuple brésilien mais que sa gestion était décevante. Il avertit que Lula avait une vision trop étroite et qu'il accordait beaucoup trop d'importance aux programmes sociaux source d'aucun développement économique ; il craignait un virage à gauche. Il aurait également accusé le PT [Parti des Travailleurs] de corruption et de fraude électorale – accusations qui deviendront systématique lors du coup d'Etat contre Dilma Roussef -, et aurait suggéré le retrait du PT du pouvoir.
Le lendemain de la mise en accusation de Dilma Roussef à la Chambre des représentants, le sénateur Aloysio Nunes du PSDB [Parti de la Social-Démocratie Brésilienne], jusqu'alors principal parti d'opposition, fut l'une des principales figures de la procédure de destitution qui se déroula au Sénat, s'est rendu aux États-Unis pendant trois jours. Aloysio Nunes avait soutenu les manifestations à São Paulo contre les résultats favorables à Roussef pendant les élections de 2014, accusant le PT de fraude électoral. Au cours de son voyage, autorisé par Michel Temer (une sorte de « visite officielle » à l'époque), Aloysio Nunes a rencontré Bob Corker et Ben Cardin, tous deux membres de la commission des Relations Etrangères au Sénat. Il a aussi pris le temps de s'entretenir avec l'ancien ambassadeur des Etats-Unis au Brésil, Thomas Shannon, et de déjeuner avec le lobby du groupe d'affaires Albright Stonebridge, dirigé par Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’État de Bill Clinton, et Carlos M. Gutierrez, ancien secrétaire au commerce de Georges Bush et ancien PDG de Kellogg.
L'ambassade américaine et le coup d’Etat au Venezuela
Les relations diplomatiques entre les gouvernements du Venezuela et des Etats-Unis ont été conflictuels dès les débuts de la Révolution Bolivarienne. Cela a conduit à la rupture des relations entre ces deux pays à plusieurs reprises, ce qui a réduit au minimum les représentations diplomatiques dans les deux pays et, depuis 2010, il n'y a plus eu d'échange d'ambassadeurs. Ceci signifie que les plans de coup d'Etat des Etats-Unis ont été directement coordonnés et exécutés depuis Washington.
Suite à la dénonciation de Hugo Chávez du bombardement de la population civile afghane par les américains en octobre 2001, l'ambassadrice américaine alors en poste à Caracas, Donna Hrinak, fut appelé par Washington et en est revenue avec un message provocateur et menaçant à l'adresse du président Chávez. Les relations ont été interrompu jusqu'en mars 2002, date à laquelle le nouvel ambassadeur, Charles Shapiro, qui avait une expérience du Chili pendant Salvador Allende et de l'Amérique centrale au cours des années 1980, est arrivé à Caracas. En avril 2002, Chávez a été victime d'un premier coup d'Etat soutenu par les Etats-Unis.
Lors de la dernière tentative de coup d'Etat contre Nicolás Maduro, dirigée par Juan Guaidó depuis janvier 2019, a eu lieu un épisode sans précédent d'ingérence et de violation de la souveraineté nationale. L'ambassade du Venezuela à Washington a été harcelée pendant des semaines avant d'être finalement investie par la police américaine pour la confier à des représentants de Juan Guaidó.
L'ambassade américaine et le coup d'Etat en Bolivie
L'ambassade américaine a toujours interféré dans la vie politique bolivienne; le point culminant en étant la tentative de coup d'État de 2008 qui a conduit à l'expulsion de l'ambassadeur amércain, Philip Goldberg. Par exemple, les liens entre l'ambassade et les membres du Comite Pro Santa Cruz [organisation raciste et fasciste], comme Rubén Costas et Branko Marinkovic, sont avérés.
Au moment du 21F [référendum constitutionnel du 21 Février 2016] furent signalées des réunions entre le chef des négociations de l'ambassade américaine à l'époque, Peter Brennan, et le directeur des renseignements sous le gouvernement MIR [Movimiento de la Izquierda Revolucionaria - Nueva Mayoría], Carlos Valverde (qui a été arrêté pour trafic de drogues et qui a lancé les premières accusations dans la soi-disante « affaire Zapata »).
En novembre 2017, peu avant de quitter ses fonctions en Bolivie, Peter Brennan a rencontré Carlos Mesa [Président de la Bolivie de 2003 à 2005 et candidat aux élections présidentielles de 2019]. Selon ces derniers, il s'agissait d'une simple visite de « courtoisie » ayant pour but de présenter le nouveau personnel de l'ambassade. Le ministre des affaires étrangères bolivien [2017-2018], Fernando Huanacuni, accusa la réunion de violer la Convention de Vienne qui stipule que la destitution ou la présentation du personnel doit se faire à la chancellerie. Suite au coup d'Etat, Erick Foronda Prieto, un journaliste bolivien travaillant depuis plus de 20 ans au bureau de presse de l'ambassade américaine à La Paz, est devenu secrétaire particulier de l'actuelle présidente bolivienne Jeanine Añez.
Le type d'activités menées depuis l'ambassade améerciaine coïncide avec les mécanismes et les objectifs des opérations secrètes, communément associées à de l'espionnage à l'époque de la la guerre froide. Comme on peut le lire dans les documents de 1948 qui ont donné forme institutionnelle à la CIA.
Les actions énumérées ci-dessus, menées dans le cadre des ambassades américaines en Amérique Latine et Centrale, peuvent être comprises non seulement comme des actes d'espionnage, mais aussi comme des opérations secrètes. Au début de la guerre froide, dans le contexte de mise en place de la Sécurité Nationale aux États-Unis, l'appareil du renseignement a été organisé et l'objectif ainsi que la portée des opérations secrètes ont été définis. Actuellement, il existe au moins trois types d'opérations secrètes : les actions politiques, les actions économiques, la propagande et les actions paramilitaires. La manière dont les diplomates de l'ambassade américaine opèrent dans les processus de déstabilisation politique et économique qui, dans certains cas (comme ceux mentionnés), se terminent par des coups d'État, pourrait être considérée comme faisant partie des opérations secrètes, en particulier lorsqu'il s'agit des opérations centrées sur les actions politiques (impliquant des activités allant du soutien financier aux groupes d'opposition à la création de groupes d'insurgés).
Auteurs: Silvina Romano, Arantxa Tirado, Tamara Lajtman et Aníbal García Fernández
CELAG - Centre Stratégique Latino-américain de Géopolitique
le 18 janvier 2020
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Las embajadas y la injerencia de EE. UU. en América Latina - CELAG
https://www.celag.org/las-embajadas-y-la-injerencia-de-eeuu-en-america-latina/
Le document original du CELAG (en espagnol) fournit des sources pour tous les faits mentionnés dans l'article ci-dessus
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