50 ans après: l'héritage de Salvador Allende

Un demi-siècle après l'élection de Salvador Allende en septembre 1970, il nous faut rendre hommage à un homme d'une intégrité personnelle et politique exceptionnelle, qui fut entièrement dévoué à la cause de son peuple. Le bref gouvernement d'Unité Populaire au Chili, avec la Révolution cubaine, a élargi l'horizon d'espoir pour la lutte populaire en Amérique latine. Sa fin tragique et la conspiration impérialiste criminelle qui y a concourru confirment une règle qui n'admet aucune exception : l'émancipation et le progrès exigent, partout, le pouvoir populaire, la perspective du socialisme et la mobilisation anti-impérialiste combative du peuple tout entier.

Par ses accomplissement au gouvernement et par son sacrifice héroïque, Allende a laissé un héritage extraordinaire aux peuples de Notre Amérique, sans lequel il est impossible de comprendre le cheminement que les peuples d'Amérique Latine ont engagé depuis la fin du siècle dernier et qui a abouti à la défaite du principal projet géopolitique et stratégique des États-Unis pour la région, l'ALCA [ndlr: Accord de Libre Echange des Amériques], à Mar del Plata en 2005.

Il y a des dates qui marquent des jalons indélébiles dans l'histoire de notre Amérique. Le 4 septembre est l'un de ces jours. Comme le 1er janvier 1959, triomphe de la Révolution cubaine, ou le 13 avril 2002, lorsque le peuple vénézuélien est descendu dans la rue et a réinstallé au Palais de Miraflores un Hugo Chávez prisonnier des putschistes, ou encore le 17 octobre 1945, lorsque les masses populaires argentines ont obtenu la libération du Colonel Perón et ont commencé à écrire une nouvelle page de l'histoire nationale. La date du 4 septembre fait partie des événements épiques d'Amérique latine. Le 4 septembre 1970, Salvador Allende a remporté les élections présidentielles en battant le candidat de droite Jorge Alessandri et relégué celui du parti démocrate chrétien, Radomiro Tomic, à la troisième place.

L'élection de 1970 fut la quatrième à laquelle se présentait Allende. Sa première apparition fut en 1952, où il a recueilli un peu plus de 5% des voix, bien loin du vainqueur Carlos Ibáñez del Campo (47%). Il ne se découragea pas et en 1958, en tant que candidat du Front d'Action Populaire (FRAP), organisation d'alliance des partis socialiste et communiste, il rassembla 29% des voix et fut proche d'enlever la victoire à Jorge Alessandri (32%).

Dès ce moment, touts les voyants étaient au rouge au Département d'État des Etats-Unis, comme l'a illustré le nombre croissant de mémos et de télégrammes relatifs à Allende et à l'avenir du Chili qui a saturé les canaux de communication entre Santiago et Washington. Le triomphe de la Révolution cubaine a propulsé le FRAP au rang de menace prioritaire pour le Chili et toute la région, car Salvador Allende est apparu aux yeux des hauts fonctionnaires de Washington - la Maison Blanche, le Département d'État et la CIA - comme un "extrémiste de gauche", pas foncièrement différent de Fidel Castro et tout aussi nuisible pour les intérêts américains.

À l'approche de la date cruciale de l'élection présidentielle de 1964, l'implication des États-Unis dans la politique chilienne s'est renforcée de manière exponentielle. Les rapports de missions soulignaient une ambivalence inquiétante dans l'opinion publique. D'un côté, une certaine admiration pour le "mode de vie américain" et l'importance des entreprises américaines basées au Chili. Mais de l'autre, derrière cette apparente sympathie, se cachait une hostilité latente qui, combinée à la remarquable popularité de Fidel Castro et de la Révolution cubaine, pouvait conduire le Chili sur une voie révolutionnaire que Washington n'était pas prêt à tolérer. D'où le soutien torrentiel et multiforme (financière, diplomatique, culturelle et communicationnel) au candidat de la Démocratie Chrétienne (Eduardo Frei), en recourant aux pires méthodes de propagande dans l'unique but de décrédibiliser Allende et le FRAP et d'exalter le futur gouvernement démocrate-chrétien, porteur de "révolution dans la liberté" - par opposition au processus révolutionnaire cubain tant détesté (par Washington, bien sûr).

Un mémo envoyé le 19 mars 1964 par Gordon Chase à Mc.George Bundy, conseiller à la sécurité nationale du président Lyndon B. Johnson, traduit tout le malaise que suscitait l'élection présidentielle chilienne à Washington. Chase suggèra qu'à ce stade, quatre scénarios étaient possibles: a) une défaite d'Allende ; b) une victoire d'Allende sans majorité absolue, permettant de manœuvrer pour faire élire Frei au Congrès ; c) un renversement d'Allende via un coup d'État militaire, avant même qu'il n'entre en fonction (car après ce serait beaucoup plus difficile) ; d) une victoire d'Allende. Face à cette dernière éventualité, Chase écrivait: "nous serions en difficulté parce qu'il nationaliserait les mines de cuivre et se joindrait au bloc soviétique à la recherche d'une aide financière", avant de conclure "nous devons faire tout notre possible pour que le peuple soutienne Frei". C'est ce qu'ont fait les États-Unis; cela a abouti à la victoire de Frei (56 %) sur Allende, qui, malgré la "campagne de terreur" dont il fut victime, est parvenu à recueillir 39 % des voix.

La victoire de la démocratie chrétienne fut saluée à Washington avec un grand soulagement et le sentiment d'avoir porté un coup définitif à Allende et à la potentielle continentalisation de la Révolution cubaine. Toutefois l'auto-proclamée "Révolution de la liberté" s'est soldée par un échec retentissant, à la fois politique et économique, qui a contraint le candidat du parti au pouvoir (Radomiro Tomic) à se lancer dans la bataille électorale en brandissant le slogan d'une "voie non capitaliste vers le développement", afin de contrecarrer l'adhésion croissante que les propositions socialistes de l'Unité Populaire exerçaient sur l'électorat chilien.

La quatrième tentative électorale a souri à Allende qui, malgré la formidable campagne de calomnie dont il a encore fait l'objet, a réussi à l'emporter sur Jorge Alessandri (36,2% contre 34,9% des voix). Tout était désormais entre les mains du Congrès car, en l'absence de majorité absolue, il fallait départager les deux candidats. Dès lors, il ne restait plus que deux moyens (selon Chase) pour empêcher Allende d'accéder à la présidence: procéder à un coup d'État militaire préventif (d'où l'assassinat du général constitutionnaliste René Schneider) ou manipuler les votes au Congrès (en procédant à la persuasion,la corruption ou l'extorsion) pour faire nommer Alessandri à la présidence. Aucun de ces deux plans n'a réussi et, le 4 novembre 1970, le candidat de l'Unité Populaire fut élu président du Chili. Il est ainsi devenu le premier président marxiste élu dans le cadre des insitutions bourgeoises et le premier à tenter de faire avancer la construction du socialisme par voie pacifique.

Malgré d'énormes obstacles, le gouvernement d'Allende a ouvert une brèche significative. Son gouvernement fut assiégé avant même d'entrer à La Moneda, faisant face à une attaque brutale de la part de l'ambassade et de ses célèbres alliés locaux, c'est-à-dire toute la droite: l'ancienne et la nouvelle (Démocratie chrétienne), les entreprises commerciales, le grand capital et ses médias, l'Eglise et une partie de la classe moyenne (victime d'un terrorisme médiatique sans précédent en Amérique latine). Pourtant, même dans ces conditions difficiles, le gouvernement d'Allende est parvenu à renfrorcer l'intervention de l'État et à développer la planification économique. Il a réussi à nationaliser le cuivre grâce à une loi adoptée presque sans opposition au Congrès, mettant ainsi fin au pillage systématique pratiqué par les entreprises américaines et avec le consentement des gouvernements précédents. Anaconda et Kennecott (ndlr: les deux entreprises qui exploitaient le cuivre avant la nationalisation) ont pu engrenger plus de 4 milliards de dollars en 40 ans à partir d'un investissement initial parfaitement ridicule (30 millions de dollars). Un scandale ! Salvador Allende a également placé le charbon, le fer et le salpêtre (nitrate de potassium) sous contrôle étatique, récupéré les aciéries stratégiques de Huachipato, accéléré la réforme agraire en accordant des terres à quelque 200 000 paysans sur près de 4 500 propriétés et, enfin, nationalisé presque l'intégralité du système financier (banques et assurances privées) en acquérant la majorité des parts à des conditions avantageuses. Par ailleurs, son gouvernement a nationalisé l'entreprise Telegraph and Telephone International (IT&T), qui disposait d'un monopole sur les communications et en avait profiter pour organiser et financer - en lien avec la CIA - la campagne médiatique contre l'investiture de Salvador Allende.

Ces politiques ont abouti à la création d'une "zone de propriété sociale" où les principales entreprises qui conditionnaient le développement économique et social du Chili (telles que le commerce extérieur; la production et la distribution d'énergie électrique; le transport ferroviaire, aérien et maritime; les communications; la production; le raffinage et la distribution du pétrole et de ses dérivés; l'acier; le ciment, la pétrochimie et les produits chimiques lourds; la cellulose et le papier) sont devenues contrôlées ou fortement réglementées par l'État. En plus de ces réalisations impressionnantes, un programme alimentaire fut mise en oeuvre et comprenant, entre autres, la distribution d'un demi-litre de lait aux enfants. Le gouvernement d'Allende a également promu la santé et l'éducation à tous les niveaux, démocratisé l'accès à l'université et lancé un ambitieux programme culturel par l'intermédiaire d'une maison d'édition d'État (Quimantú), qui a publié et distribué des millions de livres gratuitement ou un prix dérisoire.

Par son travail gouvernemental et son sacrifice héroïque, Allende a laissé un héritage extraordinaire aux peuples de Notre Amérique, grâce auquel nous sommes parvenus à mettre en échec l'ALCA (l'accord de libre échange des Amériques). Allende a été l'initiateur du cycle progressiste et de gauche qui a secoué l'Amérique latine au début de ce siècle. Il était un anti-impérialiste sans faille et un ami inconditionnel de Fidel, du Che et de la Révolution cubaine, à un moment ou cela équivalait à un suicide politique et le transformait en chair à canon pour les médias téléguidés depuis les États-Unis. Salvador Allende, homme d'une intégrité personnelle et politique exemplaire, a payé de sa vie sa loyauté aux grandes causes du socialisme, de la démocratie et de l'anti-impérialisme. Aujourd'hui, en commémorent le 50e aniverssaire de cette victoire, il nous faut exprimer toute la gratitude due à ce père fondateur et saluer sa mémoire au moment où nous inaugurons un nouveau cycle progressiste qui conduira à la seconde et véritable indépendance de nos peuples.

Atilio A. Borón

ODIARIO.INFO

Publié sur le site du PCB

le 11/09/2020

Traduction MR pour Solidarité Internationale PCF

https://pcb.org.br/portal2/26117/50-anos-depois-o-legado-de-salvador-allende/
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