Piégée entre les «meules » du système d’exploitation: la Biélorussie, témoin des interventions impérialistes
01 oct. 2020Le 10 août, au lendemain de l'élection présidentielle biélorusse, un pétrolier a accosté dans le port de la ville lituanienne de Klaipėda avec 76 000 tonnes de pétrole brut américain, commandé par le "dernier dictateur d'Europe" comme les média occidentaux appellent le président biélorusse Alexandre Loukachenko
C'était la deuxième cargaison américaine reçue par la Biélorussie. Au début de l'été, 77 000 tonnes ont été reçues par voie ferroviaire et maritime. La Biélorussie envisageait également de recevoir du pétrole américain ou saoudien via des ports polonais, tout cela ayant pour but d'accroitre son «indépendance» à l'égard du pétrole russe. Cet envoi de cargaison fut défini lors de la visite en février dernier du secrétaire d'État américain, M. Pompeo. Bien sûr, après les évènements qui ont suivi l'élection présidentielle, tous ces plans sont restés en suspens, n’est-ce pas?
Regardons alors quelques données par rapport à la Biélorussie
Sur la Biélorussie
Ce pays compte environ 10 millions d'habitants. Il dispose de frontières à l'ouest avec trois pays de l'UE (Lituanie, Lettonie, Pologne), au sud avec l'Ukraine et à l'est avec la Russie. Il est considéré comme le plus grand État clos d'Europe, c'est-à-dire non entouré par la mer.
La Biélorussie est née de la dissolution de l'Union Soviétique et a «hérité» d'infrastructures développées pour la production agricole et industrielle. Elle entretient des relations politico-économiques et militaires très étroites avec la Russie. Elle a conclu un accord avec cette dernière pour la création d'un État unique, cependant ce processus n’a pas avancé. Elle participe à des associations régionales, où la Russie joue un rôle de «locomotive», comme l'Union économique eurasienne (EEU) ou l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).
Suite à une proposition de Loukachenko approuvée par référendum en 1996, la journée consacrant « l'Indépendance » nationale a été déplacé du 27 juillet (jour de sa sortie de l'URSS) au 3 juillet, jour où l'Armée rouge a libéré la capitale Minsk pendant la Seconde Guerre mondiale (03/07/1944), au cours de laquelle la Biélorussie a perdu 1/3 de sa population.
Les relations avec la Russie et la Chine
La Biélorussie est fortement dépendante des sources d'énergie russes et joue un rôle important dans l'exportation des hydrocarbures russes vers l'Europe. Elle a «hérité» de l'URSS d'une part important des oléoducs et gazoducs à partir desquels 50% du pétrole et 30% du gaz russe est exporté chaque année vers l'Europe.
Dans le même temps, la Biélorussie tire des revenus importants du traitement du pétrole brut russe, car elle dispose de grandes raffineries produisant de l'essence et du diesel qu'elle revend aux pays européens; elle garantit ainsi jusqu'à 25% des recettes budgétaires de l'État (8 milliards d'euros par an). Par ailleurs, la Biélorusse a reçu un certain nombre d'aides financières et de prêts de la Russie (représentant 40% de la dette extérieure du pays) et de la Chine (26%). La Russie et la Chine sont les premier et deuxième importateur de produits biélorusses (produits laitiers, tracteurs, bus, etc.). Enfin, ses investissment directs à l'étranger en 2019 proviennent majoritairement de la Russie (44,2%), mais aussi de la Grande-Bretagne (19,7%) et de Chypre (6,6%); toutefois, il s'agit là de deux pays où le capital russe circule abondamment.
La Chine considère la Biélorussie comme le "dernier arrêt" sur la "Route de la Soie" avant l'Union Européenne. Ces dernières années, elle a fait de nombreux et a financé l'économie bélarussienne au profit de ses propres monopoles.
Les relations entre la Biélorussie et la Russie au cours des 26 dernières années, avec Loukachenko à la présidence du pays, ont constamment oscillé entre le froid et le chaud. D'une part, la Biélorussie est devenue le plus proche « allié » de la Russie. D’autre part, les deux pays n'ont eu de cesse de batailler sur des questions commerciales, qu'il s'agisse du prix de transit des hydrocarbures russes, du prix auxquel la Biélorussie achète les hydrocarbures russes, ou des importations de produits laitiers biélorusses en Russie (les médias russes jugent que l'État biélorusse subventionne la production de ces produits beaucoup plus que ne le fait l'État russe, source de concurrence déloyale). De leur côté, les médias biélorusses pro-gouvernementaux pestent contre les aspirations du capital russe à s'emparer des secteurs de l'économie du pays qui n'ont pas encore été privatisés.
Plusieurs fois, Loukachenko a saboté les plans de la Russie qui visait à approfondir l'unification capitaliste des pays de l'Union économique eurasienne (UEE), comme par exemple au sujet d'une monnaie commune. Lors du dernier sommet de l'EOE (mai 2020), la Biélorussie et l'Arménie ont bloqué la proposition de la Russie d'un "développement stratégique jusqu'en 2025", soulignant la priorité d'imposer un tarif commun pour les hydrocarbures dans tous les territoires de l'OEE.
Loukachenko n'a pas non plus soutenu la Russie dans ses plans géo-stratégiques, tels que l'intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie ou l'opération militaire en Ossétie du Sud ou en Syrie.
Au cours des années, la Russie a pris conscience de l’importance de son alliance stratégique avec la Biélorussie, véritable obstacle à l'encerclement du territoire russe par l’OTAN, mais aussi «terre amicale» la plus occidentale par laquelle la Russie peut rejoindre son enclave de Kaliningrad et assurer la sécruité de l'acheminement de ses hydrocarbures vers l’Europe. Si la Russie comprend l'effort de la bourgeoisie biélorusse et de ses dirigeants pour négocier de meilleures conditions dans le processus d'unification capitaliste en cours dans les territoires de l'ex-URSS, elle considère que ses marges de manœuvres sont très limitées. Il y a eu des moments où la Russie a semblé perdre son sang-froid dans ce «marchandage», comme au cours de l'été 2002, lorsque Poutine a proposé la dissolution de la Biélorussie en 7 régions et leur intégration dans la Fédération de Russie.
Les plans de l'impérialisme euro-atlantique
Le capital occidental (européen et américain) nourri des aspirations depuis plusieurs années mais, sous la présidence de Loukachenko, a plus de difficultés que les capitaux russes et chinois à pénétrer dans le pays.
L'UE et les États-Unis considèrent depuis des années la Biélorussie comme un "fruit défendu". Ainsi, ils ont fait pression sur Loukachenko pour qu'il "ouvre" son pays à l'Occident, pour qu'il procède à des "réformes" politiques et économiques. Ils poussent depuis des décennies, en usant parfois de la "carotte" (cf. le "Partenariat oriental de l'UE") mais surtout du "bâton", finançant et entraînant des forces de l'opposition, imposant des sanctions aux dirigeants biélorusses, développant et renforçant les forces de l'OTAN à ses frontières. Ces efforts n'ont toujours pas donné lieu à de résultats tangible; dans les rapports récents de l'UE, on ne s'attendait à aucun changement politique immédiat dans ce pays.
Alors que la crise s'intensifiait dans tout le monde capitaliste, les États-Unis ont tenté d’exploiter les tensions dans les relations russo-biélorusses. A l'image de ce que la Russie a entrepris avec la Turquie, en profitant de la rupture de ses relations avec les États-Unis.
En février 2020, le secrétaire d'État américain M. Pompeo s'est rendu en Biélorussie, déclarant que les États-Unis pouvaient répondre à 100% des besoins énergétiques de la Biélorussie en hydrocarbures. Loukachenko a alors déclaré que son pays réduirait ses importations d'hydrocarbures russes à hauteur de 30-40% de ses besoins, et achèterait du pétrole américain et saoudien. La visite de Pompeo s'est suivie d'un assouplissement mais d'aucune levée des sanctions que les États-Unis continuent d'imposer à ce pays. Pour la Biélorussie, l’importance de cette visite était davantage politique qu'économique, utilisant son rapprochement avec les États-Unis pour faire pression sur la Russie.
La politique de Loukachenko et le mouvement communiste
Il y a 26 ans, le mouvement communiste en Biélorussie s'est déclaré favorable à Loukachenko. Il a salué son refus d’engager le pays sur la voie de l'OTAN et de l'UE come son rejet des «instructions» du FMI pour mettre en oeuvre des réformes rapides. Il s'est félicité des déclarations pro-soviétiques du Président tout en se montrant critique à l’égard de sa volonté de renforcer ses pouvoirs au détriment du Parlement et d'exercer un mode de gouvernement autoritaire, pratiquant le culte de la personnalité.
En 1996, il y a eu une scission au sein du Parti des communistes de Biélorussie, dont certains ont rejoint l'opposition, tandis que le Parti Communiste de Biélorussie (résultant de la scission) a continué de soutenir Loukachenko. Le Parti des communistes de Biélorussie est devenu un parti social-démocrate, changeant son nom pour le « Parti de la gauche biélorusse » et a rejoint le « Parti de Gauche Européen ». De son côté, le Parti communiste de Biélorussie participe aux Rencontres Internationales des PC et à l'Union des PC-PCUS, soutient toujours Loukachenko et compte 11 députés sur 110; certains de ses cadres, comme son ancien premier secrétaire Karpenko, aujourd'hui ministre de l'Éducation, ont même pris des positions gouvernementales. D'autres partis de l'ex-URSS, comme le Parti communiste de la Fédération de Russie, l'Union des PC-PCUS, adoptent une telle position basée sur l'ancienne stratégie du Mouvement communiste international des « degrés » de participation « aux gouvernements de centre-gauche » au sein du système capitaliste, en défendant un secteur étatique fort capable de « contrôler » et « réguler » le marché.
Bien sûr, la réalité du capitalisme en Biélorussie, où une grande partie de l'économie reste entre les mains de l'État, est indéniable. Les acquis datant de la période de l'URSS, et peut-être à un rythme plus lent que dans d'autres pays, diminuent ou disparaissent peu à peu. La Biélorussie a ainsi décidé de relèver l’âge du départ à la retraite, ou de commercialiser des besoins sociaux comme la santé et l'éducation. Des milliers de personnes sont désormais obligées de chercher du travail en Russie, en Pologne, en Lituanie, en République tchèque, etc. Les chiffres officiels montrent qu'environ 60% des travailleurs sont dans des entreprises non publiques, un pourcentage plus élevé en Russie. Par rapport à il y a 20 ans, la montée du secteur privé est frappante comme l'augmentation des inégalités sociales dans le pays. En 2020, des dizaines d'entreprises figurent sur la liste des privatisations futures.
Il existe d'autres forces communistes plus petites dans le pays, comme le Parti communiste ouvrier de Biélorussie, affilié au Parti communiste ouvrier de Russie. Ce parti a une position de "soutien critique" de Loukachenko. Il n'est pas reconnu par les autorités comme un parti politique à part entère et ne peut donc pas participer aux élections. Toutefois, il a essuyé la même répression de l'État bourgeois que toutes les luttes ouvrières.
Les élections présidentielles de 2020. Contexte et résultats
Pendant la période pré-électorale, les autorités bélarusses, pour divers prétextes, ont interdit plusieurs candidats présidentiels de se présenter aux élections présidentielles.
Ainsi, Viktor Babariko, banquier et président de la BelGazprombank, détenue à 49% par la société russe Gazprom et à 49% par la banque russe Gazprombank, a été exclu du procesus électoral. Suite au rejet de sa candidature, il a été emprisonné par les autorités bélarusses pour implication dans un scandale financier.
De la même manière, Valery Tsepkalo, entrepreneur, ancien ambassadeur de Biélorussie aux États-Unis et ancien vice-ministre aux affaires étrangères, n'a pas pu se présenter aux élections. Il a trouvé refuge en Russie, d'où il a continué ses accusations contre Loukachenko.
À quelques jours de l'élection présidentielle, 32 citoyens russes ont été arrêtés par les autorités biélorusses, des «touristes de guerre» comme on surnomme ces mercenaires d'une armée privée. Les autorités biélorusses les ont directement accusés de "terrorisme" et d'entreprise de "déstabilisation", demandant des explications à la Russie, car on sait que les différentes "armées privées" apparues en Russie (ainsi qu'aux États-Unis) sont liées de façon complexe aux structures étatiques formelles. Loukachenko a ainsi accusé l'oligarchie russe et les forces politiques néolibérales de Russie de tenter de le renverser.
Les élections ont finalement eu lieu. Selon les données officielles, plus de 84% des électeurs inscrits ont pris part au vote, et Alexander Loukachenko, président du pays depuis 1994, fut réelu avec 80,1% des voix.
Sa principale rivale, Svetlana Tikhanovskaya, l'épouse de Sergei Tikhanovsky, également exclu des élections, a enregistré 10,1% mais conteste les résultats donnés par la commission électorale. Elle s'estime gagnante sur la base du décompte effectué par les représentants de l'opposition. Le couple d'entrepreneurs Tikhanovskaya-Tikhanovsky a un «agenda» clairement plus pro-occidental que les autres candidats exclus, favorables à une «coopération internationale avec toutes les parties». Tous, cependant, réclament l'extension des privatisations. Finalement, Tikhanovskaya s'est enfui en Lituanie, où elle a mis en place un "Conseil de coordination" réclamant à Loukachenko de lui remettre le pouvoir.
Evènements post-électoraux
Après l'annonce de la réélection d'Al. Loukachenko, des manifestations ont éclaté pendant plusieurs jours dans le centre de Minsk et dans d'autres villes, avec des drapeaux nationalistes et des slogans anti-gouvernementaux tels que "Allez-vous-en!" Il y a eu des affrontements entre les manifestants et la police, une répression intense (avec utilisation de grenades, de balles en plastique, etc.) qui a conduit à l'arrestation de 6 à 7 000 manifestants et à la mort de deux personnes. Dans le même temps, dans plusieurs grandes entreprises du pays, les forces de l'opposition ont organisé des grèves massives.
Les autorités ont dénoncé l'implication de quelques pays de l'UE dans le soutien des forces de l'opposition, principalement des États baltes (en particulier la Lituanie) et de la Pologne, et les violations flagrantes des droits et des libertés démocratiques (comme la persécution des communistes). Le 13 aôut 2020, les ambassadeurs de l'UE et des États-Unis ont déposé des fleurs à l'endroit où un manifestant antigouvernemental a été tué.
Jusqu'à présent, seules la Russie, la Chine, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Moldovie, l'Azerbaïdjan, le Tadjikistan, le Kirghizistan, la Syrie, le Venezuela, le Nicaragua, le Vietnam, la Turquie et l'Arménie (par son Premier ministre et non par son président) ont reconnu la victoire d'Al. Lukachenko. L'UE ne reconnaît pas le résultat et est allée dans la direction opposée, en imposant des sanctions, tout comme les États-Unis, mais s'est faite plus discrète qu'à l'accoutumée.
Il est à noter que les forces soutenant Loukachenko ont également organisé des rassemblements avec des drapeaux d'État et le slogan «Nous ne laisserons pas le pays se désintégrer». Loukachenko a prononcé un discours lors d’un de ces rassemblements et est allé (en hélicoptère) rencontrer les grévistes d'une grande entreprise à Minsk. Il a assuré aux travailleurs qu'ils ne perderaient pas leur emploi et que le "pays ne sera pas dissous» mais qu'ils devaient se tenir «à l'écart de la politique». Bien sûr, cela a provoqué le courroux de certains grévistes.
Dans le même temps, Loukachenko, après l'aggravation de la situation politique, a fait diverses déclarations «pro-russes» et a déclaré être en contact permanent avec Vladimir Poutine et que les forces de l'OSCE pourraient intervenir en Biélorussie, si les vélléités d’intervention de l’Occident devaient s'intensifier. Enfin, il a laissé une "fenêtre" ouverte à de nouvelles élections après l'approbation de la nouvelle Constitution du pays par référendum.
Le président biélorusse a mobilisé les forces militaires du pays à l'ouest, invoquant le renforcement des forces de l'OTAN, et a semblé déterminé à poursuivre ceux qui avaient rejoint le "Conseil de coordination" de Tikhanovskaya exigeant la "reddition du pouvoir".
Les choses se sont accélérées depuis [mi-aout 2020]. Le prisonnier V. Babariko a envoyée une lettre à Poutine. Le "Conseil de coordination" a promis qu'il n'avait pas l'intention de perturber les relations avec la Russie. Enfin, l'ancien président de la Pologne, A. Kwaśniewski, qui a joué un "rôle spécial" dans le renversement en Ukraine, a averti l'UE que "toute tentative visant à renverser Loukachenko pourrait se solder, de manière inattendue, par l'avènement au pouvoir d'un dirigeant pro-russe en Biélorussie".
Quelques conclusions utiles
La Biélorussie a été au centre des manoeuvres impérialistes des États-Unis, de l'UE et de l'OTAN. Leur objectif était de "resserrer" encore plus l’étau autour de la Russie, pour que les forces euro-atlantiques s'accaparent des «piliers» économiques et géopolitiques dans le cadre de la rivalité féroce avec les autres forces impérialistes, comme la Russie et la Chine.
Comme elle l'a fait en Ukraine, la triplette USA-UE-OTAN a soutenu et financé des mouvements politiques parmi les plus réactionnaires et nationalistes de Biélorussie. Ces mouvements se sont renforcées, comme la classe bourgeoise, que Loukachenko a paradoxalement "élevé".
Les problèmes sociaux et les impasses du développement capitaliste en Biélorussie au cours des 26 années constituaient une "matière inflammable". Le cynisme et la répression avec lesquels l'élite politique dominante a cherché à contrôler les élections bourgeoises et son résultat n'a fait qu'allumer la mèche pour rendre la situation explosive.
Les dirigeants biélorusses sont désormais «coincés» et sur le point de s’écraser après avoir chercher à exploiter des oppositions intra-impérialistes de forces plus fortes.
Dans ces circonstances, la solidarité avec les communistes et les travailleurs de Biélorussie a une importance particulière, qui peuvent et doivent organiser leur lutte de manière indépendante et en fonction de leurs propres intérêts, afin de repousser les interventions étrangères, revendiquer la satisfaction des besoins populaires modernes et ouvrir la voie au socialisme, qui est la seule alternative viable aux impasses du mode de développement capitaliste.
Eliasios Vagenas
Publié le 22/08/2020 dans "Rizospastis" (journal du KKE)
MR pour Solidarité Internationale PCF
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