Darwinisme et marxisme, mise en perspective historique
25 mai 2009 Darwinisme: contexte historique et marxisme
Par André Lévy, pour O Militante
Traduction AC pour Solidarité-Internationale-PCF
Au XIXème siècle, en Grande-Bretagne, se déroule une lutte de classe intense à deux niveaux: entre le vieux régime féodal, allié à l'église anglicane conservatrice, et la classe capitaliste ascendante; et entre cette classe d'exploiteurs et la classe prolétarienne, exploitée et opprimée.
Marx décrit au début du Capital la spoliation du paysan, obligé à se déplacer vers les centres urbains et à rejoindre les rangs d'une nouvelle classe sociale, le prolétariat, dont l'unique ressource pour survivre est de vendre sa force de travail. Les hommes politiques opposés à une augmentation de l'aide sociale versée par l'Etat aux pauvres ont trouvé leurs arguments dans les travaux comme ceux de Thomas Robert Malthus, qui entre 1798 et 1826, a publié plusieurs versions de son traité Un Essai sur le Principe de Population. Dans cette oeuvre, il postulait que la population humaine augmentait à un taux plus grand que la croissance de la production alimentaire, ce qui était à l'origine inévitablement, selon Malthus, de la pauvreté observée. Il serait donc contre-nature que l'Etat aide financièrement les pauvres. En soutenant la survie des plus pauvres, l'Etat ne fait que prolonger les conditions de la concurrence pour des ressources limitées, qui ne peuvent satisfaire les besoins de l'ensemble de la population.
Un des premiers mouvements de réaction aux transformations en cours, de la part des exclus du pouvoir, fut le mouvement chartiste, ainsi désigné parce qu'il avait comme plate-forme politique la Charte du Peuple, qui revendiquait une extension des droits démocratiques. Fondée en 1837, elle est devenue dans les années 1840 un mouvement politique de la classe ouvrière, qui est à l'origine du premier parti de cette classe: l'Association Nationale Chartiste. Ses actions politiques se sont concentrées autour de trois pétitions présentées au Parlement, en 1838, 1842, et 1848, chacune réunissant plusieurs millions de signatures, et accompagnées de manifestations de masse, de grèves, et même de plusieurs soulèvements armés. L'Etat a réagi durement, arrêtant nombre de ses leaders, certains d'entre eux étant condamnés à mort, et d'autres déportés en Australie. Le 10 avril 1848, c'est-à-dire pendant l'insurrection de Paris, le mouvement Chartiste se préparait à présenter de nouveau une pétition et à réunir plus de 150 000 chartistes à Kennington Common. Le gouvernement a pris la menace au sérieux, envoyé la famille royale à l'Ile de Wight, recruté 85 000 policiers en quelques semaines, mobilisé 7 000 soldats et arrêté à l'avance plusieurs leaders, tentant par tous les moyens que ne se répètent pas à Londres les occupations de bâtiments qui se sont déroulées à Paris. Finalement, la journée a été pactifique, la pétition fut livrée, et, comme les précédentes, rejetée. Le mouvement chartiste, dans une large mesure, a perdu de sa vigueur à partir de ce moment-là. Mais il a contribué à la formation d'une culture politique qui a pu donner naissance à d'autres forces politiques; et en 1918, tous les points de la Charte du Peuple, à l'exception des élections annuelles, ont été mis en place.
Charles Darwin et l'Origine des Espèces
C'est dans ce contexte de lutte de classes intense que, le 12 février 1809, est né Charles Robert Darwin. Sa famille était relativement aisée, ce qui a permis à Darwin de se consacrer durant sa jeunesse à ces deux plaisirs favoris: la chasse et le collectionisme. Son père était tellement inquiet de l'indécision du fils vis-à-vis de son orientation professionnelle qu'il l'a envoyé, à ses 16 ans, à l'Université d'Edimbourg et ensuite à Cambridge, pour y obtenir la formation requise pour suivre une carrière écclesiastique. A Cambride, Darwin a noué des amitiés avec certains professeurs qui l'ont fortement influencé, en particulier le botaniste John Henslow et le géologue Adam Sedgwick.
A la fin de ses études, Darwin a reçu une proposition pour faire un voyage à bord du HMS Beagle. Le voyage avait pour objectif de dessiner la cartographie hydrograpghique de l'Amérique du Sud, une mission de la plus haute importante pour l'Empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais ». Le voyage a duré presque six ans, et a constitué l'expérience la plus marquante de la vie de Darwin. Tout au long de ce voyage autour du monde, Darwin a recueilli d'innombrables observations ainsi que des spécimens de la faune et de la flore vivante, fossiles, géologiques. Dans son carnet de voyage, nous trouvons aussi des observations sur les populations humaines, comme des commentaires révoltés sur la manière dont les esclaves étaient traités au Brésil, et sur les conditions d'extrême misère et de famine dans lesquelles vivaient les habitants de la Terre de Feu, au sud de l'Argentine.
Les centaines de spécimens vivants et fossiles que Darwin a recueilli ont été envoyés au Musée Britannique. Certaines de ces trouvailles étaient d'une forme tellement surprenante que Darwin est devenu célèbre en tant que naturaliste, pendant son voyage même. Le temps passé à bord a été consacré à des conversations et des discussions, parfois animées, avec Fitzroy, et à la lecture. Une des lectures qui l'a le plus marqué a été les Principes de la Géologie de Charles Lyell, où est mise en avant l'idée de la transformation graduelle des formations géologiques, des modifications accumulées pendant une longue période de temps, selon des processus que nous pouvons observer à une petite échelle dans la situation actuelle (uniformitarisme). Darwin recueillait, donc, non seulement des spécimens, mais aussi des notes et des idées venant de la littérature, exploitant parfois juste quelques fragments qui l'ont inspiré. Ce fut le cas pour sa lecture fortuite de l'oeuvre de Malthus, dès son retour en Angleterre.
Darwin était déjà convaincu que les espèces avaient évolué, et il avait rassemblé des preuves qui étayaient sa thèse, mais conscient du choc que causerait ses idées dans l'opinion, il était réticent à les publier. Il voulait aussi compléter les preuves qu'il avait avec un mécanisme explicatif de l'évolution des espèces. Une partie de l'inspiration pour trouver ce mécanisme provient de Malthus, en particulier de sa description d'un environnement où, les ressources étant limitées, tous les individus ne seraient pas capables de survivre. Allié à son expérience personnelle de la modification et la génération de nouvelles variétés de pigeons, de moutons, etc., Darwin a postulé l'existence d'un mécanisme analogue à la sélection artificielle de variétés, qui soit capable d'expliquer l'adaptation des organismes à l'exécution d'une fonction particulière. Expliquant sommairement le mécanisme de la sélection naturelle: au sein d'une population en perpétuelle évolution, les individus avec les caractéristiques qui favorisent leur survie et leur reproduction seront responsables de la procréation de la majorité des individus de la génération suivante. Si ces caractéristiques étaient héréditaires (bien que Darwin méconnaissait les mécanismes régissant l'hérédité, il en connaissait ses principes), les enfants de la génération suivante seraient différents de leurs parents et seraient bien mieux adaptés aux conditions du milieu. Si cette sélection entre indivdus se poursuivait pendant plusieurs générations, la population serait progressivement modifiée et mieux adaptée à son milieu. Muni de ce mécanisme, Darwin avait déjà un faisceau de théories capable d'expliquer l'origine de la diversité et de l'adaptation organique.
Darwin n'a pas été le premier à formuler des idées évolutives, mais il a apporté sans aucun doute un plus grand nombre de preuves et un mécanisme explicatif viable. En 1844, il avait déjà écrit un long essai contenant ses idées et ses arguments. Mais, en tant que membre de la bourgeoisie, Darwin ne voulait entrer en conflit ni avec la noblesse, ni avec l'Eglise ni même avec les travailleurs de son domaine et de sa paroisse (qui pourrait voir dans son oeuvre une extension politique du malthusianisme – bien que, pour que ce soit bien clair, Darwin s'est à peine inspiré de l'oeuvre de Malthus, tout en ne partageant pas ses positions politiques).
C'est seulement en 1856, et sous la pression de Lyell, que Darwin s'est mis à l'écriture de son manuscrit sur l'évolution. Mais son éventuelle publication a été précipitée par la réception d'une lettre d'un jeune naturaliste, Alfred Russel Wallace, dans laquelle il développait des idées très similaires à celles de Darwin sur l'évolution et la sélection naturelle (curieusement aussi inspiré par la lecture de Malthus). Lyell et Hooker ont suggéré la lecture à la fois des oeuvres de Wallace et de Darwin, après que Darwin a publié son oeuvre Sur l'Origine des Espèces. Elle eut un impact énorme dans la communauté scientifique et dans l'opinion publique en général, et a été reçue avec une certaine résistance par les secteurs les plus conservateurs de la communauté scientifique et de l'église anglicane. Darwin se maintenait toujours à l'écart du débat d'idées direct, préférant communiquer par correspondance, et laissant la défense de ses idées entre les mains d'autres, comme Hooker et Thomas Henry Huxley, qui a hérité du surnom de « bouledogue de Darwin ».
Darwinisme et marxisme
Avec l'Origine des Espèces, l'idée d'évolution a trouvé un terrain social fertile et est devenu un sujet fréquent de débat, d'échanges d'opinions et de commentaires, sans pour autant que son usage reste fidèle aux thèses avancées par Darwin. Elle a été utilisée comme une arme par les couches sociales qui luttaient pour ou contre le statu quo: elle a été tout autant saluée par les intellectuels révolutionnaires qu'exploitée par les éléments de la bourgeoisie pour légitimer le capitalisme. Engels et Marx ont salué la contribution scientifique de Darwin, mais ils considéraient que ses idées ne s'appliquaient pas à l'évolution sociale de l'Homme. Lors des funérailles de Marx en 1883, Engels a déclaré que « de la même manière que Darwin a découvert la loi de l'évolution de la nature organique, Marx a découvert la loi de l'évolution de l'histoire humaine. »
Dans l'Origine des Espèces, Darwin a évité sciemment de développer la question de l'évolution de notre espèce, et c'est seulement en 1871, quand les idées d'évolution, y compris celle de l'Homme, ont été plus largement acceptées, que Darwin a publié de manière plutôt confidentielle, La filiation de l'Homme, où il traite de la question de l'évolution sociale humaine. C'est Spencer qui a amené dans le débat public cette question en s'appropriant les idées darwiniennes et en les appliquant à l'évolution sociale de l'Homme, en les combinant avec des idées téléologiques de progrès (ce qui est quelque peu une interprétation erronée des idées de Darwin même), défendant que la concurrence entre êtres humains était une condition naturelle et nécessaire du progrès social (darwinisme social). Les lois de l'histoire sociale humaine n'étaient pas un sujet qui rentrait dans les objectifs scientifiques de Darwin. Ce fut par le biais de Spencer et d'autres que les idées de Darwin ont été associées à la justification du capitalisme, dans une logique fallacieuse d'extrapolation de certaines des lois responsables de l'évolution organique pour défendre l'idée que la concurrence capitaliste reflète les lois de la nature.
Cette réappropriation a été tellement efficace que le terme darwinisme est passé dans le langage courant comme un équivalent des idées réductrices de « survie des plus aptes », expression créée par Spencer, et de « concurrence dans la lutte pour la survie ». Mais Darwin n'a pas attribué un rôle central à la concurrence – surtout utilisée dans un contexte économique – comme moteur de l'évolution, mais seulement comme une des forces capables d'encourager la sélection. Darwin a considéré d'autres interactions, y compris celle de la coopération. En 1902, l'anarchiste Pierre Kropotkine, cherchait à contrer cette déformation dans un texte sur l'importance de la coopération comme facteur évolutif. C'est seulement au milieu du XXème Siècle que la biologie évolutive a développé une théorie pour l'explication du fonctionnement des sociétés animales.
Anton Pannekoek, astronome et marxiste, dans une oeuvre datant de 1909 et intitulée Marxisme et Darwinisme a démontré comment l'utilisation du darwinisme pour justifier la concurrence capitaliste est contradictoire: « Les socialistes ont prouvé que contrairement à ce qui se passe dans le monde animal, la lutte concurrentielle entre hommes ne favorise pas les meilleurs et les plus aptes, mais détruit bon nombre des plus forts et des plus fragiles à cause de leur pauvreté [due à la non-possession de capital et des moyens de production], alors que les riches, même les faibles et les malades, survivent. (…) c'est la possession de l'argent qui détermine qui survit. »
Mais parmi les marxistes, s'est établi une division dans l'explication de l'évolution de l'Homme: entre son évolution biologique, expliquée par le darwinisme, et l'évolution de ses relations sociales, expliquée par le marxisme. Ils font l'hypothèse que l'être humain n'a ni cessé d'évoluer biologiquement, ni abandonné certaines caractéristiques et comportements sociaux des phases pré-historiques. Le comportement social humain est conditionné par une interaction complexe et dialectique entre la transformation des relations sociales et matérielles, et son évolution biologique. L'importance de chacun de ces processus modifie plus ou moins le comportement humain, mais nous ne devons pas adopter le point de vue, par exemple, qu'en transformant les relations économiques dans la société on modifierait facilement les comportements humains, qui peuvent être conditionnés par des facteurs biologiques. Mais en modifiant les conditions sociales (ou environnementales), on modifie également les forces qui régissent l'évolution biologique, ce qui peut aboutir sur des modifications du comportement social.
L'Homme possède des aptitudes naturelles autant pour la coopération que pour la compétition et la violence. Les conditions sociales ont un impact sur la plus ou moins grande expression de chacune de ces tendances, mais la biologie prédit qu'il y a toujours des individus qui cherchent à « échapper » aux pactes sociaux de coopération. En tant que marxistes, nous devons prendre en compte les avancées scientifiques dans le domaine de la psychologie humaine. Par exemple, dans quelle mesure les facteurs biologiques conditionnent la tendance chez les êtres humains à s'organiser socialement de manière hiérarchique est une question toujours en suspens et laissée à l'étude scientifique, dont les marxistes ne peuvent se tenir à l'écart.
Prendre en considération ces études, ne signifie pas accepter les formes réactionnaires et conservatrices du déterminisme génétique, par exemple dans l'idée que notre comportement social serait seulement déterminé par les gènes et donc ne pourrait pas être modifié. La vision qui réduit le comportement social aux gènes est nécessairement incomplète. Il y a évidemment une grande composante environnementale dans la détermination du comportement humain. Nous ne devons ni tomber dans une forme extrême d'un déterminisme inflexible, ni tout à l'opposé, dans l'idée que l'enfant naît dans un contexte de table rase. Il y a certainement des différences génétiques entres les êtres humains, responsables des différences en terme de potentiel physique et intellectuel. Mais ce sont ensuite les conditions environnementales, et plus particulièrement les conditions sociales, qui permettent le développement plus ou moins grand de ce potentiel. Ce sont les relations sociales qui conditionnent quelles facettes naturelles chez l'Homme seront actualisées.
O Militante, revue théorique du PCP, numéro 300 Mai/Juin: http://omilitante.pcp.pt/
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