Gabriel Garcia Marquez: Le Fidel Castro que je connais
15 août 2009
Gabriel García Márquez: Le Fidel Castro que je connais
Article de Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de Littérature, écrit à l'occasion du 80 ème anniversaire de Fidel Castro
Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
Son amour du verbe. Son pouvoir de séduction. Il va chercher les problèmes où ils se trouvent. Les élans de l'inspiration sont typiques de son style. Les livres reflètent très bien l'étendue de ses goûts. Il a arrêté de fumer pour avoir l'autorité morale qui lui permettrait de combattre le tabagisme. Il aime préparer des recettes de cuisine avec une espèce de ferveur scientifique. Il se maintient dans d'excellentes conditions physiques grâce à plusieurs heures de gymnastique quotidienne et une pratique assidue de la natation. Invincible patience. Discipline de fer. La force de l'imagination lui permet de vaincre l'imprévu. Tout aussi important qu'apprendre à travailler, est apprendre à se reposer.
Quand il est fatigué de parler, il se repose en parlant. Il écrit bien et il aime ça. Le plus grand stimulant de sa vie, c'est le goût du risque. La tribune d'improvisateur paraît être son environnement idéal. Il commence toujours avec une voix presque inaudible, sans donner l'impression de savoir où il va, mais il profite de la moindre lueur pour gagner du terrain, pas à pas, jusqu'à ce que, par une espèce de coup de patte, il s'approprie l'audience. C'est l'inspiration; l'état de grâce irrésistible et éblouissant, que peuvent nier seuls ceux qui n'ont pas connu le bonheur de le vivre. Il est l'anti-dogmatique par excellence.
José Marti est son auteur de chevet et il a eu le talent d'injecter son idéologie dans le sang d'une révolution marxiste. L'essence de sa pensée pourrait résider dans la certitude que faire un travail de masse, c'est fondamentalement s'occuper des individus.
Cela pourrait expliquer sa confiance absolue dans le contact direct. Il a un langage pour chaque occasion et un moyen différent de persuasion selon ses interlocuteurs. Il sait se situer au niveau de chacun et dispose d'une culture vaste et variée qui lui permet de se mouvoir avec facilité dans n'importe quel milieu. On sait une chose avec certitude: où qu'il soit, quelque soit son état et avec qui qu'il puisse être, Fidel Castro est là pour gagner. Son attitude face à la défaite, même dans les plus petits actes de la vie quotidienne, paraît obéir à une logique particulière: il ne l'admet même pas, et il ne s'accorde pas à une minute de répit jusqu'à ce qu'il parvienne à renverser la situation et à transformer la défaite en victoire. Personne ne peut être plus obsessionnel que lui quand il a décidé d'aller au fond de quelque chose. Il n'y a pas de projet colossal ou millimétrique dans lequel il ne s'investisse pas avec une passion acharnée. Et en particulier s'il doit faire face à l'adversité. Jamais ne parait-il, comme dans ces moments-là, avoir plus de talent et d'humour. Quelqu'un qui croit bien le connaître lui a dit un jour: « Les choses doivent aller bien mal, puisque vous êtes fringuant ».
La répétition est une de ses manières de travailler. Ex: La question de la dette extérieure de l'Amérique Latine, est apparue pour la première fois dans ses conversations il y a quelques années, et il a fait évoluer ses analyses, les a détaillées, approfondies. La première chose qu'il a dite, comme une simple conclusion arithmétique, c'était que la dette était impossible à payer. Ensuite sont apparues des découvertes progressives: les répercussion de la dette sur l'économie de ces pays, ses conséquences politiques et sociales, son influence décisive dans les relations internationales, son importance providentielle pour une politique d'unité de l'Amérique Latine... jusqu'à parvenir à une vision totalisante, qu'il a exposé lors d'une réunion internationale convoquée à cet effet et que le temps s'est chargée de démontrer.
Sa vertu, plus rare, en tant que politicien, est cette faculté à apercevoir l'évolution d'un fait jusqu'à ses conséquences les plus lointaines... mais cette faculté, il ne l'exerce pas par illumination, mais comme le résultat d'un raisonnement ardu et tenace. Son aide suprême est sa mémoire et il en use et en abuse pour appuyer ses discours ou ses conversations privées sur des raisonnements implacables et des opérations arithmétiques d'une rapidité incroyable.
Cela nécessite de s'appuyer sur une information incessante, bien mastiquée et digérée. Sa tâche d'accumulation d'informations commence dès son réveil. Il déjeune avec pas moins de 200 pages de nouvelles du monde entier. Pendant la journée, on lui fait parvenir des informations urgentes où qu'il soit, il considère que chaque jour il doit lire plus de 50 documents, à cela il faut ajouter les documents des services officiels et des visiteurs, et tout ce qui peut intéresser sa curiosité infinie.
Les réponses ont intérêt à être exactes, car il est capable de découvrir la plus infime contradiction cachée dans une phrase banale. Une autre source d'information vitale, ce sont les livres. Il est un lecteur vorace. Personne ne peut expliquer comment il trouve le temps, et quelle méthode il utilise, pour lire autant et avec autant de rapidité, bien que lui insiste sur le fait qu'il n'a aucun don particulier. Souvent, au petit matin, il emporte un livre avec lui et le matin suivant il le commente. Il lit en anglais mais ne le parle pas. Il préfère lire en espagnol et à n'importe quelle heure il est prêt à lire le moindre journal qui lui tombe entre les mains. C'est un lecteur habituel des essais économiques et historiques. C'est un bon lecteur de littérature et il suit son évolution avec attention.
Il a l'habitude des interrogatoires rapides. Des questions successives qu'il lance par rafales subites jusqu'à découvrir le pourquoi de la chose. Quand un visiteur Latino-Américain lui a donné un chiffre approximatif sur la consommation de riz de ses compatriotes, lui a fait le calcul dans sa tête et a dit: « C'est vraiment étrange, que chaque personne mange quatre livres de riz par jour ». Sa tactique maîtresse, c'est de poser des questions sur des choses qu'il sait, pour confirmer ses données. Et dans certains cas pour mesurer le calibre de son interlocuteur, et le traiter en conséquence.
Il ne perd pas une occasion de s'informer. Pendant la guerre d'Angola, il a décrit une bataille avec une telle minutie lors d'une réception officielle, qu'il a été très difficile de convaincre un diplomate européen que Fidel Castro n'y avait pas participé. Le récit qu'il a fait de la capture et de l'assassinat du Che, celui qu'il a fait de l'assaut dee la Moneda et de la mort de Salvador Allende ou celui qu'il fait des ravages du cyclone Flora, étaient des grands reportages oraux.
Sa vision d'avenir pour l'Amérique Latine est la même que celle de Bolivar et Marti, une communauté intégrée et autonome, capable de changer la destinée du monde. Le pays qu'il connaît le mieux après Cuba, ce sont les États-Unis. Il connaît à fond le caractère de son peuple, ses structures de pouvoir, les intentions cachées de ses gouvernements, et cela l'a aidé à éviter la tempête incessante du blocus.
Dans une interview de plusieurs heures, il s'attarde sur chaque thème, il se risque à emprunter les chemins les plus tortueux de la pensée sans jamais sacrifier la précision, conscient qu'une seule parole mal employée peut causer des dégâts irréparables. Il n'a jamais refusé de répondre à la moindre question, aussi provocatrice soit-elle, et n'a jamais perdu son calme. Quand certains essaient de lui dissimuler la vérité pour ne pas lui causer plus de sujets d'inquiétude: il le sait. A un fonctionnaire qui a agit ainsi, il a dit: « ils me cachent des vérités pour ne pas m'inquiéter, mais quand à la fin je les finis par les découvrir, je mourrai de sentir que je dois faire face à tant de vérités qu'ils ont omis de me dire ». Les plus graves, toutefois, sont les vérités qu'on lui cache pour dissimuler des déficiences, car à côté des succès énormes de la Révolution, les succès politiques, scientifiques, culturels, il y a une incompétence bureaucratique colossale qui touche quasiment tous les domaines de la vie quotidienne, et en particulier le bien-être national.
Quand il parle avec les gens de la rue, la conversation retrouve la chaleur et la franchise des rapports affectifs sincères. Ils l'appellent Fidel. Ils le serrent dans leurs bras, le tutoient, discutent avec lui, le contredisent, l'interpellent, par un canal de transmission immédiat par lequel la vérité coule à flots. C'est alors que l'on découvre un être humain méconnu, que l'éclat de sa propre image ne laisse pas transparaître. Voilà le Fidel Castro que je crois connaître: un homme aux habitudes austères et aux illusions insatiables, avec une éducation formelle à l'ancienne, des mots fins et des manières simples, incapable de concevoir une idée qui ne soit pas démesurée.
Il rêve que ses scientifiques trouvent le remède ultime contre le cancer et il a créé la politique extérieure d'une puissance mondiale, dans une île 84 fois plus petite que son ennemi principal. Il a la conviction qu'un être humain n'est accompli que quand sa conscience est bien formée, et que les stimulants moraux, plus que matériels, sont capables de changer le monde ainsi que le cours de l'histoire.
Je l'ai entendu dans ses rares heures où il émettait des regrets sur sa vie, évoquer ce qu'il aurait pu faire autrement pour économiser du temps dans sa vie. A le voir accablé par le poids de tant de destinées étrangères, je lui ai demandé ce qu'il désirerait le plus faire dans ce monde, et il m'a répondu immédiatement: « rester dans un coin ».
Site de Cubadebate: http://www.cubadebate.cu/
Commenter cet article