kremlin.jpgDix jours à Moscou: Des retrouvailles douloureuses

 

de Miguel Urbano Rodrigues, journaliste et écrivain, dirigeant historique du Parti Communiste Portugais

 

Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/

 

Que vais-je ressentir lors de ces retrouvailles?

 

Cette question, je me l'a suis posée plusieurs fois et elle m'a travaillé alors que l'avion se posait sur la piste de l'aéroport Domodedevo de Moscou.

 

Je retournais à Moscou 15 après ma dernière visite réalisée en tant que membre d'une délégation de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe. A cette époque la Russie, en transition vers le capitalisme, vivait des jours chaotiques.

 

Maintenant, 24 heures sont passées, et j'ai encore du mal à mettre en ordre mes idées et à mettre des mots sur mes émotions, pour les insérer dans une réflexion cohérente sur ce que j'ai vu et ressenti.

 

J'étais sur l'esplanade du Gum, sur la Place Rouge, en face du Mausolée de Lénine. Sur le Grand Palais flottait le drapeau actuel de la Russie. Sur la façade, par une décision récente, l'aigle bicéphale des Romanov. La garde d'honneur, qui avant était permanente, a été retirée.

 

Rien ne correspond à ce que j'attendais, toutefois mes attentes étaient vagues, indéfinissables. Les surprises vont s'enchaîner dans un enchaînement des plus désordonné.

 

Dans ma mémoire, ce qui restait gravé, c'était les images et les sentiments des passants dans la ville, après l'agonie de la pérestroïka et au début du consulat de Elstine. Ce qui me reste comme point de référence, comme terme de comparaison, c'est le souvenir du Moscou que j'ai visité plus d'une douzaine de fois quand elle était la capitale de l'URSS, un pays qui a disparu depuis.

 

Le jour est lumineux, presque aucun nuage dans un ciel bleu, et le soleil brillant de la matinée tape sur le toit de la cathédrale Saint-Basile.

 

Peu de gens circulent encore sur la Place et dans l'avenue qui longe les toits couplés de certaines de cathédrales du Kremlin.

 

Nous payons – ma compagne et moi, 2500 roubles, l'équivalent de 56 euros, pour deux salades, une bière – étrangère car ils ne servent pas de bière russe – une eau minérale et deux cafés.

 

Ce fut le premier avertissement, pour ne pas oublier que Moscou est aujourd'hui la ville la plus chère d'Europe.

 

Le Gum, que je connaissais comme étant un gigantesque centre commercial où tout était bon marché, a pris la physionomie d'un shopping center où des transnationales européennes et états-uniennes vendent des produits de luxe.


 

A Arbat et au nouvel Arbat


 

Je suis retourné à Arbat par un dimanche froid et venteux. En rentrant dans la rue qui apparaît aux étrangers comme un ex-libris du vieux Moscou, j'ai eu initialement la sensation que le temps s'était arrêté, en voyant le métro de Smolenskaya, l'hôtel particulier où Pouchkine a vécu des jours heureux avec sa femme, Natalia Goncharova.

 

L'illusion s'est ensuite dissipée.

 

Certains artistes exposent, comme avant, leurs tableaux au milieu de la rue et dessinent des portraits des touristes.

 

rarbat.jpgMais l'atmosphère d'Arbat s'est métamorphosé. La modernité transformatrice s'est manifestée dans les terrasses (en français dans le texte) de style français des cafés, des restaurants italiens, asiatiques même américains, dans la décoration des boutiques de souvenirs (en français dans le texte), mais aussi dans l'aigreur des vendeurs, la froideur des employés de tous les magasins.

 

Le plus grand choc pour moi vint ensuite, quand j'ai descendu la vieille avenue Kalinin. Elle a changé de nom comme de nombreuses rues et villes. Ils l'ont changé en « Nouvel Arbat ». Je reconnaissais, immuables, les énormes édifices de l'époque soviétique. Mais, en marchant sur les trottoirs – peut-être les longs au monde – la sensation que j'entrais en terre inconnue fut immédiate. La publicité, autrefois inexistante, agresse aujourd'hui l'étranger.

 

Les casinos de l'avenue ont été fermés sur décision de Medvedev qui n'a fait qu'appliquer une loi qui n'était pas respectée. Le jeu est permis désormais seulement dans quatre villes du pays. Mais les façades clinquantes des casinos n'ont pas été enlevées. Ici, on perdait et on gagnait des millions à la roulette et au poker et les machines à sous étaient un gouffre sans fin.

 

Je suis entré dans deux centres commerciaux super-luxueux où les boutiques des grands couturiers de Paris et de Rome et des parfumeurs de renommée mondiale ont attiré mon attention. Les prix sont astronomiques. Sont exposés des manteaux de fourrure dont le prix dépasse les 500 000 roubles (11 200 euros). Dans une boutique de marchands de vin – comme il en existe aujourd'hui des dizaines à Moscou – une bouteille de Bordeaux, dont le nom ne me disait rien, a été vendue pour la bagatelle de 45 000 roubles (1 000 euros). Les autres coûtaient plus de 20 000 roubles (445 euros).

 

Dans un parking de Nova Arbat les voitures haut-de-gamme étaient plus nombreuses que les voitures normales. Il y avait des Bentley, des Porsche, des Mercedes, des Jaguar, des Ferrari, des Volvo, des BMW, des Lexus et des Infinitis japonaises, dont certaines sont même des modèles introuvables au Portugal. On m'a dit qu'à Moscou il y a plus de Rolls Royce que dans toute l'Angleterre. A ma grande surprise, il y a aujourd'hui en circulation plus de voitures importées que de voitures russes. Des marques traditionnelles, m'a-t-on informé, seule la production des Volga et des Lada continue.

 

Mais les contradictions dans la capitale sont telles qu'à Sadovaya, juste à côté, très près de Nova Arbat, un autre supermarché vendait de la bière russe bon marché, des excellents vins chiliens à 200 roubles (4,4 euros) et des légumes et fruits à des prix comparables à ceux pratiqués au Portugal.


 

Comment cela fut-il possible?


 

Aucun événement dans l'histoire contemporaine n'est comparable au séisme social qui caractérise la disparition de l'Union Soviétique.

 

La transition du capitalisme au socialisme, difficile et imparfaite, s'est caractérisée par une lutte de classes exacerbée et prolongée.

 

La transition du socialisme au capitalisme, elle, fut rapide, chaotique et sauvage.

 

J'ai lu des milliers de pages sur cette période de barbarie. En deux visites brèves, en 1993 et en 1994, j'ai pu être le témoin des débuts de la transformation de la société.

 

Je connaissais les faits, mais pas leurs conséquences.

 

Fréquemment, des vétérans communistes me demandaient au Portugal:

 

« Comment cela fut-il possible? »

 

En retrouvant des amis russes – journalistes, anciens diplomates, traducteurs – j'ai saisi, dans leurs réponses à une infinité de questions, des versions d'un même séisme social, toujours coïncidentes dans les moindres détails, et qui ne différaient pas beaucoup en ce qui concerne les effets de la tempête contre-révolutionnaire et le cadre dans lequel s'est développé ce capitalisme sauvage.

 

Dans la destruction des structures économiques de l'État soviétique tout fut tellement rapide, absurde et violent que l'imagination a des difficultés à suivre le processus.

 

A Moscou des milliardaires et des pauvres, séparés par une classe moyenne anémique qui survit en ayant recours à deux voire trois emplois, naît une atmosphère chaotique de barbarie sociale impulsée et orchestrée par Eltsine après la fin de l'URSS.

 

La destruction de la propriété sociale, entreprise par une bureaucratie qui avait renoncé depuis longtemps aux principes et aux valeurs du socialisme, s'est concrétisé à travers des mécanismes criminels conçus pour permettre l'accumulation, en une période de temps très brève, de fortunes colossales.

 

Le système des vouchers (bons) fut présenté en Occident comme une option démocratique destinée à transformer les travailleurs en propriétaires de leurs entreprises. Dans la pratique, il a fonctionné comme un instrument de concentration des richesses et du pouvoir entre les mains d'une classe dirigeante de type mafieuse.

 

Le désordre ambiant, la casse de la Sécurité Sociale, la disparition des droits et des protections, le chômage galopant, la pauvreté généralisée, les carences en biens élémentaires ont contribué à ce qu'en peu de temps les travailleurs vendent, pour un prix dérisoire, les bons reçus, qui étaient pour eux des papiers sans valeur.

 

Les anciens directeurs d'entreprises et les anciens hauts fonctionnaires d'Etat furent les principaux bénéficiaires du processus de spoliation des travailleurs. La vente d'usines entières à des particuliers – très souvent pour moins d'un dixième de sa valeur – dans des opérations scandaleuses, patronnées par le gouvernement, a facilité également l'apparition d'une génération de millionnaires. Les années 1990 resteront dans l'histoire comme la décennie des mafias, une période de chaos social, pendant laquelle la criminalité a atteint son apogée avec des groupes mafieux parvenant à contrôler le Pouvoir Central au fur et à mesure que sa légitimité était remise en cause dans le contexte d'un capitalisme sauvage. Presque tout ce qui se passait dans la vie économique était illégal. Mais l'illégalité omniprésente, toute routinière et triomphante, était tolérée, acceptée comme un phénomène quasi naturel.

 

Des hommes et des femmes – Berezovsky, Abramovitch, la fille de Eltsine Tatiana Diatchenko, parmi tant d'autres – qui des années auparavant vivaient de modestes salaires ont eu, tout à coup, leurs noms inscrits dans la liste des plus grandes fortunes mondiales.

 

 

La nouvelle économie russe reposait, cependant, sur des bases virtuelles, tellement déconnectée de la production qu'elle s'est écroulée instantanément.

 

Dans la crise de 1998, tout s'est effondré. Le rouble était devenu, soudain, un papier sans valeur et la pauvreté généralisée s'est aggravée dans tout le pays, prenant des proportions alarmantes.

 

L'accession de Poutine à la Présidence a marqué les débuts de la transformation du système. Le successeur de Eltsine a compris qu'il était urgent de mettre un terme à la période du capitalisme sauvage, sous la tutelle des mafias, et d'instaurer dans le pays un capitalisme avec des règles et avec un autre visage, inspiré par le modèle néo-libéral occidental.

 

Et que s'est-il passé? La continuité dans la mise en œuvre d'une politique anti-sociale, avec comme particularité d'être approuvée et louée par les Etats-Unis et par les gouvernements de l'Union Européenne.

 

On a assisté, à partir de 2001, à la légalisation de tout ce qui avait été volé.

 

La corruption sur une large échelle n'a pas disparu. Elle a pris de nouvelles formes. Le gouvernement Poutine a gagné la respectabilité qu'il manquait au gouvernement Eltsine.


 

Moscou, un autre pays


 

Moscou compte officiellement 10 millions et demi d'habitants. C'est la ville la plus peuplée en Europe, après Istanbul. Mais les statistiques masquent la réalité. Rares sont les personnes qui se risquent à avancer un chiffre, mais on admet que dans la capitale vivent actuellement 13 millions de personnes. D'où vient cette différence?

 

Personne ne peut se loger dans la ville sans autorisation de résidence et les illégaux ne sont évidemment pas comptés dans le recensement.

 

J'ai entendu plus d'une fois que Moscou était actuellement un pays à l'intérieur d'un autre pays, différent, qu'est la Russie.

 

Ce commentaire aide à comprendre la contradiction: une prodigieuse concentration de richesse dans la capitale d'un pays appauvri, tiers-mondisé.

 

moscfrotautlux.jpgMoscou est une pieuvre monstrueuse qui attire et digère la richesse produite dans la vaste étendue du plus grand pays du monde. Ici se concentrent entre les mains d'une classe d'ennemis du peuples les profits du gaz, du pétrole, des diamants, de l'or, de la majeure partie de la plus-value que le jeune capitalisme russe continue à accumuler au prix de la sueur et de la souffrance des peuples du territoire le plus riche en ressources naturelles de la planète.

 

Mais Moscou est une ville aux inégalités choquantes. La prospérité arrogante de la cité des nouveaux riches, qui s'exhibe comme la vitrine du XXIème siècle, est le privilège d'une petite minorité. Dans la mégalopole, la pauvreté et même la misère coexiste avec le monde clos de la classe milliardaire aux origines mafieuses.

 

Dans les couches les plus basses d'une classe moyenne paupérisée, rares sont ceux qui, pour survivre, n'ont pas recours à deux emplois.

 

Presque tout ce qui, auparavant, dans les services publics était gratuit ou avait un prix symbolique est aujourd'hui payant.

 

L'enseignement dans les Universités d'Etat – celles privées sont pour le moment peu nombreuses – continue à être théoriquement gratuit. Mais le coût des universités d'élite atteint des niveaux inimaginables. A la Lomonossov, de Moscou, une école qui jouit d'un prestige mondial, les frais annuels dans certaines Facultés dépasse les 225 000 roubles (5 000 euros).

 

La situation créée par la corruption dans l'enseignement suscite tellement de critiques que Medvedev, dans une réunion avec les leaders des groupes parlementaires représentés à la Douma, a suggéré il y a quelques jours la constitution d'une Commission spéciale chargée d'étudier le problème et de proposer des mesures qui permettraient aux enfants de travailleurs d'accéder à l'université, eux qui aujourd'hui ne peuvent pas y entrer faute de moyens. L'enseignement supérieur redevient, comme à l'époque impériale, le privilège d'une élite.

 

Dans la Santé, le tableau n'est pas vraiment différent.

 

Le vieux système s'est effondré. Selon la loi, les soins de santé sont toujours gratuits. Mais les hôpitaux n'appliquent pas la loi. En dehors des urgences, presque tout est payant. La corruption touche les fonctionnaires administratifs, les médecins, les infirmiers, la totalité des services.

 

Les médicaments sont très chers.


 

A quoi sert la loi?


 

La transition de la Russie vers le capitalisme a été marquée par l'adoption d'une législation plus qu'abondante. Des milliers de lois ont été rédigées, adoptées et promulguées.

 

La majorité ne sont pas appliquées.

 

En ce qui concerne les salaires, les travailleurs se retrouvent dans la pratique désarmés face au patronat. Il n'existe pas de salaire minimum national. A la place, le Pouvoir Local établit dans chaque région un revenu minimum de survie qui, pour la majorité des villes, est inférieur à 3 000 roubles par mois (67 euros). Avec cette somme, on ne peut même pas se nourrir convenablement.

 

La loi établit un treizième salaire. Mais, dans des milliers d'entreprises, les travailleurs ne le reçoivent pas. Le chômage technique est fréquent et de nombreuses entreprises ne paient même pas de salaire quand les travailleurs prennent leurs congés.

 

Les licenciements, collectifs ou individuels, ne rencontrent aucune résistance organisée. Les syndicats sont incapables de défendre les droits des travailleurs. Ils ont été réduits à la condition d'organisations fantoches qui ne remplissent pas leur véritable fonction sociale.

 

J'ai essayé de me renseigner auprès de mes amis sur l'échelle des salaires dans les différentes activités professionnelles. Mais je ne suis pas allé bien loin. Avant tout, les salaires à Moscou sont bien plus élevés que ceux de n'importe quelle autre ville, y compris St-Petersbourg, l'ancienne Leningrad.

 

J'ai appris que la majorité des entreprises, pour frauder les impôts, faisait une partie de leurs transactions au noir. De nombreux patrons retiennent des pourcentages sur le salaire nominalement versé aux travailleurs.

 

Les inégalités, cependant, sont énormes tant dans le secteur public, que dans le privé.

 

Un général quatre étoiles ou un magistrat au top de sa carrière pourra atteindre les 80 000 roubles (un peu moins de 1 800 euros). Un médecin, un ingénieur ou un professeur universitaire en gagnera la moitié.

 

Cela explique la diffusion massive de la corruption, un fléau qui touche l'ensemble de la société.

 

Il existe un contrôle des prix sur certains produits. Mais c'est une pure fiction. J'ai pu vérifier que le même produit est vendu dans chaque supermarché à des prix bien différents, dans certains cas pour quasiment le double ou la moitié du prix du supermarché d'à côté.

 

Un ami d'Orel, une ville à 360 km au sud-est de Moscou, m'a montré les feuilles de paye dans un complexe sucrier local qui emploie près de 800 travailleurs. Ici le directeur a un salaire de 35 000 roubles(780 euros), les porteurs des sacs de 50 kilos, avec des journées de 12 heures, un travail destructeur pour la santé, reçoivent 30 000 roubles (670 euros); l'ingénieur en chef gagne 25 000 roubles (550 euros); les économistes 17 000 (380 euros); les ouvriers de la raffinerie 8 000 (180 euros); les contre-maîtres et les contrôleurs également 8 000, le salaire minimum étant de 4 000 (90 euros).

 

L'écart avec Moscou est considérable.

 

Je lui ai demandé comment ils arrivaient à survivre avec des salaires aussi bas, avec un coût de la vie aussi élevé.

 

chegcapit.jpg« Ceux qui le peuvent – m'a-t-il signifié – ont un autre emploi. Presque tous possèdent leur propre maison. Mon frère n'a pas de grands problèmes avec l'alimentation parce qu'il élève des poules et cultivent des légumes et des fruits sur un terrain qu'il a reçu quand ils ont détruit les Sovkhozes locaux. Mais la conviction est presque unanime que l'on vivait mieux à l'époque de l'Union Soviétique. Voit mon cas, j'ai dû émigrer pour ne pas tomber dans la misère... »


 

L'espoir absent dans un présent sombre


 

Dans mes dix jours moscovites intenses, j'ai passé de nombreuses heures à faire de longues promenades dans les rues, lieux, sur les places de la ville que j'ai connu et tant aimé quand elle était la capitale de l'Union Soviétique.

 

Que cherchais-je en me replongeant, en imagination, dans le passé?

 

Il est difficile de répondre. Je tentais peut-être de comprendre la Russie actuelle, une société tourmentée, méconnue, résultant de ce qui me paraissait être une tragédie pour l'humanité.

 

Je marchais beaucoup sur la Place Rouge, descendant et remontant chaque jour la Teverskaya, la grande rue qui a été pendant deux siècles pour Moscou ce que les Champs-Elysées sont pour Paris ou l'avenue de la Liberté pour Lisbonne.

 

Je l'avais découvert quand elle s'appelait Gorki en hommage à l'auteur de la Mère. Physiquement, elle a peu changé. Rares sont les nouveaux édifices qui ont remplacé les édifices démolis. Mais le visage de la Tervskaya remodelé par le capitalisme ne ressemble plus à celui de Gorki.

 

Avant, le rythme de la vie était lent. Personne ne semblait être pressé. Aujourd'hui, la multitude qui la traverse, du matin au soir, dans ce bleu mois d'août ne diffère pas vraiment, jusqu'à sa manière de s'habiller, de celles qui, dans un flux aux allures kafkaïennes, se pressent dans les grandes capitales occidentales par peur de perdre la moindre minute.

 

Je suis entré dans de nombreuses boutiques. Un supermarché m'a particulièrement impressionné, il y a 30 ans il avait attiré mon attention car il était installé au rez-de-chaussée d'un ancien palais. La décoration sur les murs et au plafond, magnifique, a été conservée. Mais aujourd'hui, ici, sont seulement offerts au public des produits de haute qualité, à des prix prohibitifs. L'établissement a acquis un certain prestige.

 

J'ai consacré une après-midi à revisiter des hôtels où je séjournai lors de mes fréquentes visites à Moscou.

 

Le vieux Minsk, dans la Teverskaya, n'existe plus. L'Ukraine et le Leningrad, remodelés, existent toujours, perchés dans des tours de l'époque stalinienne. Le Moscou, à Okhotnyi Ryad, a été démoli pour que puisse être édifié un bâtiment du même type à son emplacement. Le Métropole et le National, construits au début du vingtième siècle, que j'ai connu comme étant confortables mais très modestes, sont aujourd'hui des cinq étoiles occupés par des personnalités de la jet set internationale. Le Oktiabrskaya II, qui était un des principaux hôtels du Comité Central, s'appelle aujourd'hui le Président et est un 4 étoiles prisé des hommes d'affaires.

 

J'ai revisité, naturellement, certains musées.

 

Dans le Musée de l'histoire de la Russie, installé dans le gigantesque palais rouge de style gothique qui ferme la Place Rouge du côté opposé à la Cathédrale Saint-Basile, rien n'a changé en apparence. C'est un musée qui m'a toujours ravi. Chaque salle est en soi une œuvre d'art, ce qui emporte les visiteurs dans une atmosphère magique à travers l'histoire de la Russie, depuis le Néolithique jusqu'à la fin de l'autocratie tsariste.

 

J'ai consacré également des heures à parcourir le Musée de l'histoire Contemporaine de la Russie. Avant il s'appelait le Musée de la Révolution, mais un bon sens élémentaire, exceptionnellement, a empêché que les nouveaux gouvernants, osent réécrire l'histoire des Révolutions de 1905 et 1917.

 

La tentative de manipulation s'est limitée à quelques paragraphes de petits textes en anglais situés à l'entrée des différentes salles.

 

Au Musée Pouchkine j'ai eu la sensation, également, que le temps s'était arrêté. La muséologie soviétique manquait de la technologie et de la sophistication dont bénéficient les musées français et britanniques. Mais ce merveilleux musée, dans les salles dédiées aux civilisations antiques, qui fait penser au Louvre et au British Museum, plonge les visiteurs dans une chevauchée à travers les époques, en Grèce, à Rome, en Égypte, en Assyrie, dans la Perse Achéménide. La pinacothèque est éblouissante.

 

Je me suis rendu pour la première fois dans la Cathédrale du Sauveur, un temple énorme, le plus grand de Russie. Il fut ressuscité dans des circonstances qui en font une aberration. Le tsar Alexandre I, pour commémorer la victoire sur Napoléon, a décidé en 1814 d'édifier à Moscou une cathédrale gigantesque. Interrompue à plusieurs reprises, sa construction fut inaugurée en 1883. En 1931, elle fut démolie par décret. A sa place, fut installée une piscine à ciel ouvert mais d'eau chaude où on se baignait en plein hiver. Le sommet de l'absurdité a été atteint quand Elstine a décidé que la Cathédrale serait reconstruite en accord avec le projet original. La Russie vivait à ce moment-là la période du capitalisme sauvage avec son peuple souffrant de privations incommensurables. L'ouvrage fut un gouffre pour les finances du pays. Des marbres hors-de-prix furent importés d'Italie et d'autres pays; à l'intérieur, un authentique musée avec des icônes antiques, l'or des autels et des aumônes, voilà tout ce qui choque la vue des visiteurs.

 

Dans la matinée où je l'ai visité, les fidèles manquaient à l'appel. Pourquoi réinventer une Cathédrale comme celle-ci, sans traditions? Pourquoi a-t-on englouti, pour ce caprice de Eltsine, des millions dans une époque de misère?

 

Toutes les personnes à qui j'ai posé la question s'accordaient sur la conclusion que cette initiative confirme l'irresponsabilité de celui qui a marqué son passage au pouvoir en étant l'homme qui a détruit non seulement l'URSS, mais la Russie, moteur de l'État disparu.


 

Méditation au Kremlin


 

Vingt années ont passé depuis ma dernière visite du Mausolée de Lénine, alors que l'URSS était sur le point de se désintégrer.

 

J'ai ressenti le désir d'y retourner avec ma compagne. La file était énorme. Alors que nous attendions, j'ai aperçu une femme qui s'adressait à nous et aux autres étudiants étrangers pour nous garantir un accès immédiat au Mausolée si nous lui payions chacun 10 euros. Certains ont accepté.

 

D'un petit calcul mental rapide, j'estimais qu'elle devait en tirer au moins 4 000 euros mensuels de son activité illégale, somme colossale dans un pays où les salaires sont très bas.

 

Je cite cet exemple car il illustre bien la manière dont s'organise la corruption dans la Russie contemporaine. L'économie parallèle assure aujourd'hui la survie de plusieurs millions de personnes. Sans elle, dans le contexte actuel, la majorité de la population végéterait dans la misère. Mais le coût social de ce cancer qui gangrène la nation est terrible.

 

Je marchais pendant une heure près des enceintes du Kremlin, entre les vieilles cathédrales, le Grand Palais, le Palais des Congrès et les autres édifices. Je restais scotché, plus d'une fois en ce lieu, devant les murailles en brique rouge de la forteresse médiévale, il semble que le visiteur traverse ici les murs du temps dans un voyage à travers l'histoire profonde des peuples de Russie.

 

Dans mon cas, chaque secteur de la fortification, chaque tour, chaque église, chaque palais me mettait face à des époques et des personnes dont le passage ici a laissé des traces indélébiles dans l'histoire de la Russie et de l'humanité. Je pense à Ivan III, le roi qui a envahi la Pologne, à Pierre le Grand, à Catherine II, à Napoléon, au dernier tsar, à Kerenski, Lénine et Staline. En contemplant l'horloge de la Tour du Sauveur, je pris conscience du fait que je ne reviendrais peut-être pas à Moscou, que cette visite de la ville et de la Russie était aussi un adieu.

 

Ce furent des journées intenses, des retrouvailles douloureuses. Insuffisantes pour comprendre la complexité de la nouvelle vie d'un pays à la culture sans pareille au monde, bien différente de toutes les cultures d'Europe Occidentale.

 

Pour résumer en un minimum de mots mon ressenti – un bilan de ces journées moscovites – je dirais que je retournerai au Portugal avec la conviction que le peuple de cette grande ville a perdu beaucoup de sa légendaire joie de vivre. C'est une impression absurde en apparence, et pourtant très forte.

 

J'ai parlé avec des amis et des gens que j'ai appris à connaître. Ces conversations et ce que j'ai vu m'ont emmené à la conclusion suivante que, isolée, au sommet, existait une nouvelle classe de multi-millionnaires et les bases sociales d'une bourgeoisie en formation qui mène une existence oisive et que face à elle l'extrême majorité des moscovites de plus de 45 ans ressentent déjà la nostalgie de la vie d'avant.

 

La grande ville s'est modernisée, elle a acquis la physionomie d'une mégalopole européenne cosmopolite où tout au long de la journée, la circulation des véhicules et des personnes est permanente, hallucinante à certaines heures.

 

metromoscovo.jpgLe métro, qui s'est dégradé dans les années d'Eltsine, a retrouvé toute sa beauté et sa propreté. Moscou est devenu une capitale bien plus propre que Paris ou Rome.

 

Mais elle est recouverte d'un invisible voile de tristesse.

 

Le manque de perspectives est réel et manifeste. Même ceux – et ce sont, je le répète, la majorité – qui en comparant le présent et le passé esquissent un sombre tableau de la vie actuelle ne croient pas à un changement dans un avenir proche. Ils se rappellent avec bonheur des années de la sécurité au travail, de l'absence de chômage, des retraites, de la santé et de l'enseignement garantis, des congés payés. Mais ils n'entrevoient pas non plus la possibilité d'une humanisation du capitalisme installé dans le pays.

 

L'enthousiasme béat devant le style américain de vie, qui dans les années précédant la fin de l'URSS a touché de larges couches de la jeunesse, a laissé place à une vision réaliste de la culture exportée par les Etats-Unis. Ses effets négatifs continuer à peser lourdement dans le quotidienn moscovite, mais même l'image du président Barack Obama, accueilli avec enthousiasme, a perdu déjà de son pouvoir d'attraction initial. Les guerres impériales des Etats-Unis inspirent aujourd'hui une répulsion toujours plus généralisée.

 

En ce sens, la politique de recouvrement de la dignité nationale, évidente dans le nouveau type de dialogue instauré avec Washington, a contribué pour beaucoup au prestige de Poutine et Medvedev.

 

Je n'ai pas parlé, d'un autre côté, avec une seule personne qui ne manifeste pas du mépris et de l'aversion pour Elstine. Ils ne l'identifiaient pas seulement au fossoyeur de l'Union Soviétique, mais à un politicien corrompu, soumis aux Etats-Unis, un aventurier ambitieux, un alcoolique dégradé.

 

A ma grande surprise, on m'a pas beaucoup parlé de Gorbatchov et de Khrouchtchev. On les a quasiment oublié, contrairement à Brejnev qui évoque des souvenirs heureux à de nombreuses personnes.

 

Tout espoir est-il éteint dans le peuple russe?

 

Ce n'est pas ma conviction.

 

Plus d'une fois, mes vieux amis et les gens de la rue que j'ai écouté commenter les malheurs du présent m'ont affirmé que la voie suivie par le peuple russe à travers l'histoire a été tragique, aujourd'hui plus que jamais, mais après des souffrances ineffables il a toujours trouvé le moyen de sortir de l'obscurité et de retrouver le chemin de la lumière.

 

Je pensais à la misérable, famélique et arriérée Russie médiévale, sans défense face aux invasions ininterrompues des nomades asiatiques, au fléau que furent les trois siècles d'occupation de la part des hordes mongoles, aux invasions polonaises et suédoises, à l'entrée de Napoléon à Moscou et à défaite ultérieure, aux crimes monstrueux commis par les allemands pendant les deux guerres mondiales. Je me rappelais les siècles de servitude. Mais quand personne ne l'attendait, ce fut bien en Russie qu'a surgi et vaincu la première révolution socialiste de l'histoire.

 

J'admets que la renaissance de la nation russe, inévitable, sera dialectiquement facilitée par la décadence du pouvoir impérial des Etats-Unis. La crise actuelle du capitalisme est structurelle et non cyclique comme les précédentes. Elle tend à s'aggraver au contraire de ce qu'affirment Obama et les banquiers de Wall Street.

 

Ce naufrage, à la date encore inconnue, créera les conditions favorables à l'émergence d'un monde multipolaire. Et dans ce monde, le peuple russe aura un rôle irremplaçable à jouer.

 

Je suis optimiste. A la sortie du tunnel, la Russie, je le crois, retrouvera la lumière et la chaleur du soleil.

 

Site du Parti Communiste Brésilien: http://www.pcb.org.br/

Site de O Diario: http://www.odiario.info/

 

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