L'économie allemande va bien, les travailleurs Allemands beaucoup moins: chômage, précarité, fiscalité à deux vitesses, colère populaire…
08 mai 2011
L’Allemagne va bien, les Allemands beaucoup moins
Par Rafael Poch, chroniqueur pour l’Allemagne dans le journal catalan la Vanguardia
Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/
Si l’Allemagne va aussi bien, si elle connaît une croissance de 3,5%, si elle a un chômage limité à 7% et si elle est le pays du consensus social, pourquoi son gouvernement perd élection après élection, comme cela s’est passé encore en Bade-Wurtemberg, la région la plus prospère du pays ? Pourquoi le « citoyen en colère » (Wüttburger) a été proclamé « mot de l’année » ? Peut-être que l’Allemagne va bien – surtout si on la compare à l’Europe du sud – mais les Allemands pas vraiment.
Derrière l’affirmation espagnole, usée jusqu’à la corde, selon laquelle l’Allemagne va bien parce que, contrairement aux autres, elle « a fait le ménage chez elle », se cache une décennie d’érosion du « Modell Deutschland » et du « capitalisme rhénan » qui a fait disparaître le bon climat social. Ce système d’économie sociale construit autour du consensus fut, dans une large mesure, dissous dans la tardive mais profonde reddition allemande au néo-libéralisme. La loi de « modernisation de l’investissement » de 2004 a autorisé les « hedge-funds ». Sept ans plus tard, la situation des banques allemandes est « la plus difficile de l’UE », selon le Commissaire européen Joaquin Almunia.
Détourner la colère populaire
Les allemands se montrent extrêmement critiques vis-à-vis de la situation dans laquelle se trouve leur pays, comme le démontre le sondage conjoint de l’Université de Hohenheim et de la banque ING-DiBA de Francfort tout juste publié. Payer les erreurs des autres est le thème central de cette irritation nationale. Trois allemands sur quatre (74%) pensent que la politique sert les intérêts de la finance et la majorité des Allemands ne croit pas que la politique ait contrôlé la crise financière. Près des deux-tiers pensent que leurs politiques sont incompétents et que les financiers sont irresponsables. Bombardés par l’intense campagne institutionnelle sur « l’Allemagne va bien », les citoyens ne l’ont pas intériorisé et montrent même un fort scepticisme.
Le gouvernement et les médias ont orchestré un subtil transfert de responsabilité. Les Allemands ont payé 480 milliards d’euros pour sauver leurs banques, plus la partie qui leur revient dans le sauvetage de l’euro, directement liée à leurs banques et à celles des autres pays. Les pays périphériques d’Europe furent identifiés comme le mal pour lesquels il fallait payer, en dépit de l’exposition des banques allemands dans les dettes publiques grecque, portugaise, espagnole, italienne et irlandaise qui s’élèvent à 612 milliards de dollars. Les argentiers européens ont apporté une couverture à ses banques, à toutes les banques y compris les allemands, dans ce qui fut en dernière instance un recours nationaliste.
Précarité, salaires en bernes, chômage: le consenus social traditionnel remis en cause
Un autre aspect notoire de ce changement, qui explique l’état d’esprit sombre des Allemands, est le résultat de quinze années d’augmentation des inégalités et de précarité au travail. L’Allemagne a toujours été un pays connaissant moins d’inégalités sociales et avec une plus grande solidité et stabilité dans les relations de travail que la moyenne européenne, et cette régression a érodé les fondements du consensus social.
Depuis 1990, les impôts sur les plus riches ont diminué de 10%, tandis que les impôts sur la classe moyenne ont augmenté de 13%. En vingt ans, la classe moyenne s’est réduite, passant de 65 à 59% de la population. Les salaires réels ont diminué de 0,9%, tandis que les salaires les plus élevés, les profits et les revenus patrimoine ont augmenté de 36%. En 1987, les dirigeants des principales entreprises (indice DAX) gagnaient en moyenne 14 fois plus que leurs employés, aujourd’hui ils gagnent 44 fois plus. En Allemagne, la classe moyenne est même en train de découvrir la précarité.
Au pays de la sécurité de l’emploi, 22% de la population a aujourd’hui un emploi précaire et les chiffres de l’emploi sont eux aussi très précaires, comme ceux que les Grecs livraient sur leurs comptes. Officiellement, il y a 3 millions de chômeurs, mais ne sont pas comptabilisées les personnes au-dessus de 58 ans et d’autres qui figurent comme non-comptabilisables. N’entrent également pas dans les statistiques certaines catégories bien précises, comme ceux qui sont en cours de formation et d’intégration, tout comme les chômeurs qui cherchent un emploi via des agences privées pour l’emploi, a expliqué à la Vanguardia l’économiste en chef de la Fédération allemande des syndicats (DGB), Dierk Hirschel. Ainsi, le nombre de chômeurs atteint déjà les 4,1 millions. A ce nombre s’ajoutent plus d’1,2 millions de personnes qui cherchent un emploi sans être enregistrées dans les statistiques du chômage car elles n’ont le droit à aucune aide de l’Etat. Finalement, il faut parler de ces « 4,2 millions de personnes qui travaillent contre leur volonté à temps partiel, ou qui gagnent si peu que leur salaire ne leur suffit pas pour vivre ». En prenant tout cela en compte, « le sous-emploi allemand touche 4,5 millions de personnes, soit trois fois plus que ce qui est reconnu par les chiffres officiels du chômage », déclare cet économiste.
Entre 1996 et 2010, le nombre de travailleurs temporaires a été multiplié par quatre, passant de 180 000 à 800 000, et touche de plus en plus de personnes avec des qualifications. Un travailleur allemand sur trois entre sur le marché du travail avec un contrat temporaire. « L’emploi temporaire a des répercussions négatives sur le bien-être des personnes et joue dans leur sentiment d’exclusion sociale », « une intégration stable dans le marché du travail est la condition fondamentale de l’intégration sociale », constate une étude de l’Agence fédérale de l’emploi (BA).
L’Etat social allemand est toujours imposant et la co-gestion syndicale dans les entreprises continue d’être un facteur de différence, mais l’Allemagne d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a vingt ans, quand l’épouvantail communiste la contraignait à se donner une teinte sociale qui s’est diluée depuis. Evidemment, le moral des travailleurs et l’infra-structure ne sont pas une seule et même chose. Voilà où doit se situer la « nostalgie du Deutsche Mark » maintes fois citée : la différence ne se trouve pas dans la monnaie, mais pour bonne partie dans le climat social du pays.
Les travailleurs allemands entre colère et résignation
Que tout cela ne fut pas l’œuvre de gouvernements conservateurs de la CDU et du FDP, mais qu’elle fut entamée par les verts et les sociaux-démocrates, explique la crise politique qui touche tous les partis, y compris les sociaux-démocrates (SPD), qui sont les plus punis électoralement. Les verts en sortent indemnes car leur électorat est sociologiquement un des moins sensibles à ce changement fondamental et, momentanément, ils en tirent avantage, mais cet état d’esprit sombre est généralisé.
Près de deux-tiers des Allemands (64%) pensent qu’il manque aux politiques les capacités pour élaborer une stratégie capable de prévoir les intentions des institutions financières, affirme le sondage de l’Université de Hohenheim, selon lequel domine la confusion : l’évolution de la situation dans les pays de l’UE et sur les marchés financiers est à peune compréhensibles. Les trois-quarts des personnes sondées (74%) prennent pour acquis que les hommes politiques dépendent plus des intérêts du secteur financier que des contribuables. Plus de la moitié de la population est convaincue que la crise financière ne peut pas être contrôlée, et seul un quart veut croire que la politique pourra peser à long-terme sur l’économie et les banques, souligne-t-on dans le résumé de l’étude.
« Les personnes paraissent de plus en plus aveuglées par des phrases comme ‘il n’y a pas d’alternative’ », affirme Claudia Mast, professeur en communication à l’Université de Hohenheim. « Les citoyens pensent que les hommes politiques ne font pas assez et craignent que la crise financière se reproduise avec une vigueur démultipliée. C’est l’équivalent d’un vote-sanction contre les banques, mais aussi contre les hommes politiques », déclare à la Vanguardia la co-auteur de ce sondage.
Claudia Mast souligne que cet état d’esprit sombre est assez diffus parmi les différents groupes sociaux : « Il y a peu de différences entre les jeunes et les vieux, les urbains et les ruraux, ou entre les professions. La méfiance envers les politiques et le secteur financier s’étend également à toute la population ». L’annonce du prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires décidée par Angela Merkel en Septembre, après la crise nucléaire majeure de Fukushima, est le dernier élément de cette colère allemande latente de vaste ampleur.
Publié initialement sur le site portugais O Diario
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