soivet legal innovationLa contribution oubliée du droit soviétique à la démocratisation du droit occidental



Le spectre qui a hanté les tribunaux



par Ugo Mattei


dans Il Manifesto du 5 décembre



Une étude minutieuse et rigoureuse sur la contribution, depuis la Révolution d'Octobre, apportée par la législation soviétique à la démocratisation du droit international, également en Occident.



Traduction AC pour http://solidarite-internationale-pcf.over-blog.net/



La loi de l'est



Dans les années 1920, après la révolution d'Octobre, le système juridique soviétique a été pris comme modèle pour la définition des droits sociaux du citoyen dans les pays capitalistes occidentaux.



En décembre 1887, après quelques mois de cours, un jeune étudiant d'origine petite-bourgeoise était expulsé de la faculté de Droit de l'Université impériale de Kazan en Russie. Il fréquentait des cercles anti-tsaristes. Il s'en était encore mieux sorti que son frère, exécuté peu de temps avant pour tentative d'attentat sur le Tsar. Le jeune Vladimir Ilitch Oulianov était quelqu'un de déterminé. Il a fait une demande de réadmission à Kazan, mais la demande a été rejetée. Il a fait une demande pour étudier à l'étranger, mais celle-ci aussi n'a pas été prise en compte. Finalement, il a réussi à s'inscrire, comme « candidat libre », c'est-à-dire en perdant toute possibilité d'assister aux cours, à l'Université de Saint-Pétersbourg. En 1891, le jeune Oulianov se présentait pour passer l'examen d'avocat. Il a reçu la note maximale dans toutes les matières: le seul candidat cette année-là qui soit parvenu à un tel niveau d'excellence. Malgré ces débuts brillants, Oulianov n'était pas destiné à une carrière juridique brillante.



Moins d'une génération après avoir démontré qu'il connaissait le droit tsariste mieux que quiconque, Oulianov, désormais connu sous le nom de Lénine, l'abolit d'un trait de plume. Commençait, entouré par d'innombrables difficultés, l'itinéraire de la création d'un nouvel ordre juridique, dont l'impact sur le monde a perduré jusqu'à il y a vingt ans, permettant au monde juridique occidental même d'atteindre des sommets de civilisation.



La légalité soviétique



Je ne crois pas qu'il existe un futur avocat (ou notaire, ou magistrat) qui, pendant la préparation de son examen, ne haisse pas son objet étude au point d'en vouloir, ne serait-ce qu'un seul instant, son abolition. Je ne crois pas non plus qu'il existe une description plus efficace de l'attitude d'un révolutionnaire par rapport au droit que celle exprimée par Voltaire: « Voulez-vous de bonnes lois? Brûlez les vôtres et faites-en de nouvelles ». Peu de gens toutefois savent que cette aspiration diffuse (qui se retrouve peu ou prou dans la rhétorique des premières années de la Révolution Américaine, telle qu'elle est raillée par Grant Gilmore) a été satisfaite par les bolchéviques de manière beaucoup plus poussée et constructive que ce qui avait été réalisé auparavant. Une expérience de construction d'un nouvel ordre juridique inédite dans tout le XXème siècle.



Il me semble que cela répond à une nécessité de vérité historique – justement dans la période dans laquelle nous nous trouvons, cernés par une médiocre littérature célébrant la révolution de 1989 qui apparaît, comme par hasard, florissante au moment où prévaut le verbiage sur la fin de la crise – de retracer au moins brièvement, la contribution apportée à l'ordre juridique mondiale par soixante ans de développement de la légalité soviétique. Cela pas seulement pour en finir avec le triptyque juridique publié dans ces pages (Il manifesto du 30 septembre et du 15 novembre), mais surtout pour dépasser une image de la légalité socialiste qui encore aujourd'hui, vingt ans après la fin de la Guerre froide, souffre de la propagande atlantiste la plus grossière. En effet, pendant la Guerre froide, des auteurs comme Hayek, Rostow ou Roscoe Pound et par la suite d'innombrables choristes dans le sillage de Fukuyama ont construit le fétiche de la légalité occidentale en opposition avec l' (il)légalité socialiste.



Les procès à la Lubianka



La construction de l'image dominante de la légalité occidentale ne passe pas seulement par la référence au « manque » de légalité dans le reste du monde contemporain, de la Chine au monde islamique, mais se fonde surtout sur le refus de reconnaître la contribution du socialisme réalisé à notre propre expérience juridique, donc par une négation de l'expérience historique réalisée non seulement en Union Soviétique mais aussi chez nous dans le passé. En 1990, Bush père déclarait qu'« avec la disparition de l'Union Soviétique », les Etats-Unis « construiraient un monde dans lequel le régime de la légalité se substituerait à la loi de la jungle, un monde dans lequel les nations reconnaîtront les responsabilités partagées en termes de liberté et de justice, un monde où le plus fort respecterait le droit du plus faible ».



Il s'agit désormais de battre en brèche cette idée de la légalité socialiste comme « loi de la jungle », accompagnée par des images truculentes de procès sommaires conduits à la Lubianka, ou dans la périphérie Africaine du Négus rouge pendant la terreur du Derg. Il est clair que l'on emprunte une route loin d'être sans embuches car ce qui nous intéresse c'est justement de rétablir la contribution du socialisme réalisé (avec le stalinisme et tout le reste) à la légalité internationale et non l'apport de civilisation de l'idéal socialiste, ce qui est bien plus facile et évidemment bien moins intéressant. En fait, il ne suffit pas de se concentrer sur le tragique épisode des années 1930 qui a couté la vie à Evgeny Pashukanis, auteur d'un fondamental « Théorie générale du Droit et du Marxisme », tombé en disgrâce suite à une polémique avec le grand inquisiteur Andrey Vishinsky, sur la disparition nécessaire ou non du droit (et donc sur son rôle et sur celui de l'Etat) dans la transition entre le socialisme et le communisme.



Je veux plutôt montrer comment les idées juridiques de Lénine ont emmené à une réécriture incroyablement poussée du droit nouveau, en promulguant des lois visant en fin de compte à la libération et non à l'oppression. Il me semble que, par ricochet, ce droit a obligé le capitalisme à transformer profondément ses propres institutions juridiques et l'encadrement de l'exploitation économique dans un sens plus protecteur et plus respectueux de la personne. Il est évident que le récit alternatif que je vous propose rejoint l'analyse et l'évaluation d'Angela Orsi sur les conséquences de la chute du mur de Berlin sur la culture juridique, qui nous contraint aujourd'hui à un immense effort de reconstruction car le capitalisme n'a plus les concurrents internationaux qui le contraignait à montrer un visage humain.



Une constitution à étudier



La législation bolchévique a commencé dès 1917 à s'occuper de la question de l'amélioration des conditions de la population soviétique. Lénine rêvait d'un système basé sur le droit à un logement, à des soins gratuits et à un travail. Aucun gouvernement dans l'histoire ne s'était jamais paré de pareilles responsabilités sociales. Avant les années 1920, quand l'industrialisation était encore loin, la loi garantissait l'emploi à un moment de l'histoire où, en Occident, le patron pouvait licencier son employé à tout moment. Les travailleurs soviétiques avaient droit à l'assurance maladie payée par l'employeur, à des aides en cas d'incapacité de travail, à des périodes importantes de congés payés pendant la maladie. La journée de travail était limitée à 8 heures, et la semaine à 6 jours (réduction de la journée de travail à 7 heures en 1928) quand aux Etats-Unis il était encore inconstitutionnel de réglementer le temps de travail pour les enfants. Les travailleurs occupant des travaux pénibles allait à la retraite à 50 ans, et on mettait en place des écoles de formation permanentes, gratuites où les travailleurs pouvaient obtenir des titres secondaires et supérieurs. Dans les toutes premières années, naissent les conventions collectives et les premières formes de démocratie d'entreprise. Un programme concret de nationalisations a rendu effectif tous ces droits, surtout ceux liés à l'emploi. Pendant la crise de 1929, quand le chômage atteignait des chiffres hallucinants en Occident, l'économie soviétique pouvait se vanter de ces taux d'emploi extrêmement élevés



Les femmes avaient droit à un niveau de protection juridique qui fut ailleurs consacré, quand il le fut, seulement un demi-siècle plus tard. Par exemple, aux mères seules avec des enfants à charge on a accordé un traitement préférentiel, un emploi près du domicile et des écoles maternelles et des cours de soutien gratuits. Tous ces droits, y compris ceux à un salaire égal entre les sexes, ont été constitutionnellement reconnus pour la première fois par Staline en 1936. Dès 1917, on a cherché à rendre effectif le droit à un logement à travers le moratoire sur les loyers et, peu de temps après, le gel des loyers. Les entreprises devaient offrir un logement aux travailleurs. A partir de 1921, dans les logements nationalisés, le travailleur ne devait payer ni loyer ni charges. Des programmes impressionnants de construction immobilière ont résolu, certes de manière insatisfaisante, le problème du logement dès le début de l'industrialisation des années 1930.



Le mécontentement du quatrième Etat



Les progrès réalisés par rapport à la législation occidentale ont été tout aussi important dans d'autres secteurs: l'égalité entre époux, le divorce et l'avortement, introduits sans restrictions dès 1917. Les femmes avaient droit à un congé maternité tout en conservant leur poste de travail. Dès 1918, plus d'un demi-siècle avant l'Italie, les enfants nés hors-mariage se voyaient reconnaître les mêmes droits que les enfants légitimes. Dans le droit pénal Lénine s'est efforcé de rendre effectif le principe de rééducation dû à la conception du crime comme produit de certaines conditions sociales. Les peines ont été radicalement réduites, la prison remplacé par des programmes de rééducation où on pouvait apprendre un travail. L'euthanasie a été dépénalisée ainsi que la sodomie à la fin des années 1920. Des programmes importants, consacrés à la protection des droits des travailleuses du sexe, ont été mis en place pour résoudre le problème de la prostitution. Dans le droit international, le gouvernement soviétique a dénoncé la pratique des traités secrets en en publiant plus de 100 conclus par le Tsar au détriment de tous les peuples. En 1919, le gouvernement bolchévique a renoncé à tous ses privilèges internationaux, y compris des concessions et des territoires et dont il jouissait en Perse, Chine, Afghanistan et Turquie.



Cet ensemble de lois nationales ont semé la panique dans les chancelleries occidentales aux prises avec le mécontentement du Quatrième Etat. La réponse à cet état de fait a engendré une transformation juridique qui semblait définitive en Italie aussi encore quand, au début des années 1980, je fréquentais la faculté de Droit en tant qu'étudiant (code du travail, contrôle des loyers, législation sur le logement). Tout de suite après la conférence de Versailles, dans l'après Première guerre mondiale, est née l'OIT (Organisation internationale du travail) et le modèle soviétique a inspiré les aspects les plus sociaux des Constitutions de l'après Seconde guerre mondiale, ainsi que des éléments qui semblent aujourd'hui utopistes de la Charte des Nations Unies et de la Convention Européenne pour les droits de l'Homme. La législation soviétique a mené à la transformation de la conception occidentale du droit international (y compris la décolonisation), du droit familial, du droit pénal, du droit contractuel, du droit de propriété et même à la déségrégation raciale aux Etats-Unis. Dans l'Occident capitaliste le rapport entre droit privé et droit public a penché en faveur de ce dernier. Avec le mur de Berlin et l'épuration des juristes d'Allemagne de l'Est qui a suivi l'unification, ce n'est pas seulement un idéal qui est tombé mais aussi une aspiration à l'intégration sociale à travers l'ordre juridique qui subsistait en RDA.



Sans stimulus externe, au nom de la flexibilité, de l'efficacité et du marché nous sommes revenus à l'autoritarisme bigot des patrons des mines, que nous exportons sous le doux nom de démocratie.



BIBLIOGRAPHIE



L'onde longue soviétique



Une des études classiques sur le droit classique est l'analyse de John Quingley contenue dans le livre splendide « Soviet Legal Innovation and the law of the Western World » (Cambridge Univesity Press, 2007). Quant à ce qui a trait à la production italienne, les références obligées sont « Il modello post-socialista » de Gianmaria Ajani (Giappichelli, 2008). Un classique est sans nul doute « Teorie sovietiche del diritto » d'Umberto Cerroni (Giuffrè, 1964). En Italie, le sommet dans la production de lois de garantie des droits sociaux du citoyen est atteint dans les années 1970. A ce propos, le renvoi nécessaire est « Gli anni Settanta del diritto privato », volume édité par Luca Nivarra pour Giuffrè. Pour une interprétation critique de la période post-1989, voir « 1989 » d'Angela Orsi « Ponte alle Grazie ».



Site de L'Ernesto: http://www.lernesto.it/

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