mst_bandeira_grande.jpg« Les sans-terre brésiliens attendent toujours la réforme agraire », entretien avec le leader du MST sur leur vote (critique) pour Dilma

 

Traduction JC pour http://www.solidarite-internationale-pcf.fr/

 

Nous vous livrons ici un entretien de « Carta Maior » avec Joao Pedro Stedile, fondateur et principal dirigeant du Mouvement des travailleurs sans-terre (MST).

Il livre son analyse critique de dix ans de social-libéralisme mené par Lula puis Dilma – qui n’a pas tenu sa promesse fondamentale de donner la terre aux paysans –  même s’il appelle à voter pour la candidate du PT au second tour pour faire barrage à la droite néo-libérale.

 

Q : Le MST s’est positionné de façon critique par rapport au gouvernement, surtout sur la question agraire, mais pas seulement. Pour qui allez-vous voter dimanche ?

R : Je vais voter pour Dilma, Tarso Genro, Olivio Dutra [NdT : outre la présidente, les deux autres sont dirigeants régionaux du Parti des travailleurs-PT] et les candidats que le MST soutient dans l’Etat du Rio Grande do Sul. Je souhaite, comme la majorité du peuple brésilien, des changements. Des changements pour améliorer les conditions de vie du peuple. Le néo-développementalisme pratiqué jusqu’à présent a été important pour faire barrage au néo-libéralisme et gérer une transition. Il a rétabli le rôle de l’Etat, une croissance avec redistribution des richesses.

Mais cette politique arrive à bout, vu qu’une bonne partie de la bourgeoisie se trouve désormais dans l’opposition, et au vu aussi de la conjoncture économique internationale. Le prochain mandat devra voir des changements structurels, qui modifient la politique économique, notamment la politique de rigueur budgétaire et la structure fiscale. Ce sont les conditions qui nous permettront de mobiliser les ressources nécessaires pour dépasser les 10 % du PIB dans l’éducation, pour la santé, le logement, la réforme agraire et les investissements importants dans des transports publics de qualité, que paye la population.

Dans le champ politique, il faut convoquer une assemblée constituante. C’est la seule façon d’aboutir à une réforme profonde du système politique. Nous voulons également des changements dans la façon de mener la politique agricole, agraire. Si le gouvernement Dilma n’a pas la force d’aller dans cette direction, nous aurons quatre ans d’instabilité politique. Le peuple retournera dans la rue.

 

Q : Pourquoi, selon vous, les gouvernements du PT n’ont pas réalisé intégralement leurs programmes et les engagements conclus avec les mouvements sociaux ?

R : Bien, tout d’abord, je ne considère pas les gouvernements Lula et Dilma comme étant PT, à proprement parler. Ce furent des gouvernements d’alliances de classes, où se trouvaient toutes les classes sociales, depuis le banquier Meireles, jusqu’aux plus pauvres bénéficiaires de la Bolsa Familia. En termes de partis, il y avait une coalition de plus de dix partis, avec le poids éternellement conservateur du PMDB et des autres opportunistes.

D’autre part, ce furent des gouvernements qui ont encore vécu dans une période historique de reflux des mouvements de masse, défaits politiquement et idéologiquement dans les années 1980, et qui ne sont pas parvenus encore à repartir à l’offensive, dans les luttes, dans la rue. Et finalement, le PT en tant que plus grand parti de gauche, avec toute son influence dans les masses et les organisations populaires, a abdiqué son rôle d’organisateur politique, a renoncé à son devoir de formateur idéologique, se résignant à son rôle médiocre de machine à partager les postes publics.

Il s’est donc sclérosé idéologiquement. Nous espérons qu’il y aura, dans la période suivante, une relance du mouvement de masses. Les mobilisations de juin furent un signal d’alerte. Le plébiscite pour la Constituante de la réforme politique, avec près de 8 millions d’électeurs participants, en est un autre.

 

Q : Face au front unique conservateur – qui était prêt à un moment à porter Marina à la victoire contre Dilma – le PT a changé son discours. A Sao Paulo, lors d’un bilan de la campagne, le 5 septembre, Lula dit qu’il fallait délimiter le terrain de classe de l’élection. Est-ce un signal de changement ?


La candidature Dilma a eu la chance que la bourgeoisie s’est divisée : une partie la soutient, une partie soutient Aecio, une autre Marina. Ils ne sont pas tombés d’accord sur un leader qui pouvait exprimer la volonté de changement, dans une optique de droite. Ni Aecio, ni Marina ne l’ont exprimé. Les campagnes électorales ont été prises en otage par le financement des entreprises et la logique du marketing électoral. Le peuple a été dépossédé de la campagne.

Pire : cela nous a privé de la possibilité d’un débat réel sur les problèmes du pays. Cela a tourné en une campagne tout en coups de com’. Les personnes qui sont dans la rue pour distribuer les tracts le font pour l’argent. Ils sont payés, employés, ce ne sont pas des militants. Une preuve de plus de la crise de participation et de représentation. Je crois que Lula, toutefois, qui est encore le meilleur leader populaire que nous ayons, l’a bien perçu, et ce fut le grand moment des interventions lors de cette campagne, car il a fait une lecture de la situation de la lutte des classes et défendu la nécessité d’une assemblée constituante pour faire une profonde réforme politique, qui remette le peuple, les militants et la lutte pour les idées et les projets au cœur du débat.

 

Q : Le poids du rapport de forces explique, pour partie, le recul du camp progressiste. Pourquoi, en 12 années de gouvernements progressistes, n’a-t-on pas réussi à changer ce rapport de forces ?

R : Il y a plusieurs facteurs conjugués. La défaite de 1989, l’hégémonie du néo-libéralisme et l’empire omnipotent des États-Unis, ont imposé une défaite politique, économique et idéologique à tous les travailleurs dans le monde. Ces défaites ont conduit au sacrifice d’une génération, maintenant la classe laborieuse gagne en conscience, mûrit, reprend l’initiative de la lutte. Le processus de désindustrialisation de notre économie, d’autre part, a brisé l’échine de la classe ouvrière industrielle, qui était notre secteur le mieux organisé, le plus fort et politisé, dont sont issus Lula et le PT.

Nous vivons encore une crise idéologique au niveau de la gauche mondiale. Il nous manque un projet clair de transition du capitalisme au socialisme. Cela rend difficile la construction de processus unitaires et de programmes à court-terme pour les forces populaires, qui changent le rapport de forces. Et pour finir, le PT, principal parti de gauche en théorie, n’a pas réussi à porter la formation politique et la lutte idéologique parmi ses militants et dans la société. On ne peut pas concevoir qu’un parti avec 800 000 adhérents, n’ait pas de cours de formation politique, ni même un journal national qui oriente et débatte avec les militants.

 

Q : Dans quelle mesure le monologue conservateur dans les médias interdit ce changement dans le rapport de forces ?

R : La bourgeoisie joue son rôle pour maintenir l’hégémonie économique, politique et idéologique dans la société. Elle ne nous attend pas. En cela, elle contrôle et gère trois instruments politiques en même temps.

En premier lieu elle a le contrôle absolu sur le pouvoir judiciaire – il suffit de voir le comportement de la Cour suprême fédérale (STF) dans l’Action pénale (AP) 470 [NdT : elle porte sur le « mensalao », un scandale de corruption impliquant 37 députés du Parti du Travail de Lula], ou le manque de courage de juges qui s’attribuent une prime logement de 1 500 € par mois, en même temps qu’ils n’hésitent pas à autoriser des actions pour déloger les occupants qui luttent pour le droit au logement.

Deuxièmement, elle contrôle le parlement, toujours plus agent des 117 entreprises qui financent 90 % des campagnes des candidats dans ce pays. Ils transforment le parlement en un conseil d’administration et une ligne de front des idées conservatrices pour détruire les droits conquis depuis 1988, dans la Constituante.

Et enfin, elle contrôle de façon absolue les médias de masse. O Globo est aujourd’hui le principal parti idéologique de la bourgeoisie brésilienne.

C’est elle qui exerce le rôle d’orientateur politique et de formation idéologique de masse, avec les idées de la bourgeoisie. Voilà pourquoi il est fondamental de réaliser une réforme politique vaste et profonde, qui ne comprenne pas seulement le mode d’élection des candidats pour le gouvernement ou le parlement.

Mais cela porte aussi sur le rôle du pouvoir judiciaire et la démocratisation des médias. Sans cela, nous n’aurons pas de démocratie. Même bourgeoise !

 

Q : Face à la fragilité de ses poulains électoraux, le conservatisme a sauté dans un autre wagon : la thèse qu’un « ajustement douloureux » dans l’économie serait inévitable en 2015, quelque soit le gagnant. S’agit-il d’une tentative pour vider de toute substance un second gouvernement Dilma, avant même son entrée en matière ?

R : La bourgeoisie utilisera toutes les armes que nous avons mentionnées pour radicaliser la subordination du Brésil à l’économie des États-Unis, c’est-à-dire, aux intérêts des banques et des multi-nationales. Ils veulent un pays qui ne soit qu’un simple exportateur de matières premières, minérales, énergétiques et agricoles. Mais cela ne crée pas d’emplois ni ne développe l’économie.

Le pré-sel peut jouer un rôle, mais sectoriel. Nous, dans les mouvements sociaux, lutterons pour qu’il y ait un vrai changement. Cela signifie dépasser la politique de rigueur budgétaire, générant un excédent pour payer les taux d’intérêt de la dette à 15 000 familles, pour rediriger les ressources vers les investissements productifs, dans l’éducation, la santé, les transports publics. Nous avons besoin d’une réforme fiscale qui change la matrice actuelle, qui ne fait que pénaliser les travailleurs.

Le gouvernement doit contrôle le taux d’intérêt, pas seulement le SELIC (Système spécial pour les liquidités et le contrôle – gérant les opérations d’échange de titres publics sur le marché inter-bancaire), mais aussi les taux imposés par les banques au peuple, qui paye en moyenne 48 % d’intérêt par an. Et intervenir sur le taux de change, pour éviter que l’industrie brésilienne ne s’effondre. Finalement, il faut abroger de toute urgence la loi Kandir qui exonère d’impôts les exportateurs de matières premières. C’est une absurdité.

On exporte des milliards de matières premières minérales, énergétiques et agricoles, cela ne rapporte pas d’impôt au Brésil. Un argent qui pourrait contribuer pour investir dans les services publics est légalement enlevé à la population.

A Vale do Rio Doce, par exemple, on a exporté des milliards de tonnes de fer, sans payer le moindre impôt. On est le plus grand exportateur de soja au monde. Et personne ne pays d’impôt ! En Argentine, les exportateurs de soja payent 40 %. Comme on voit, ce sera une période de lutte intense, autour des grandes lignes de la politique économique. Et si le changement ira contre les intérêts des travailleurs, on entrera dans une crise politique grave.

 

Q : Que diriez-vous aux jeunes qui hésitent à voter pour Dilma, pour les raisons dont nous avons parlé ?

R : Les jeunes ont le droit de ne plus avoir confiance, et ne pas savoir pour qui voter. Il y a des raisons pour ne pas croire en ceux en qui on devrait avoir confiance. Au vu de la conjoncture historique exposée ici, nous vivons une période où la jeunesse est absente de la politique et ne peut s’identifier à aucune institution. Ni dans l’Eglise, ni dans les syndicats, ni dans les partis. Et encore moins dans les gouvernements, qui ne se réveillent dans leur rôle dirigeant que lorsque le couvercle social saute.

Donc, la jeunesse est désabusée face à la politique institutionnelle. C’est salutaire. S’ils en étaient satisfaits, cela voudrait dire qu’ils sont vieux et conservateurs. Mais elle doit participer à la politique d’une autre manière, de façon plus intense. En ce moment même, dans les mobilisations pour le plébiscite visant à une Constituante avec une réforme politique, c’est la jeunesse qui a mené le processus.

Cela ne suffit pas, toutefois. Il faut être lié aux organisations de la classe ouvrière, pour que nous puissions ensemble construire un programme unitaire de changement. La protestation, ce n’est qu’un début. Cela ne construit pas le changement. Les changements viendront d’un programme unitaire, qui parvienne à agglomérer les forces organisées du peuple, des travailleurs, avec un rôle actif de la jeunesse. Pour les élections, je crois que la jeunesse va se partager entre abstention, vote nul, vote Dilma et vote Luciana Genro. Je crois que la jeunesse qui a voté Marina en 2010 a perdu ses illusions sur elle.

 

Q : Dans le documentaire « A la recherche de terre sans poison », vous posez la nécessité de remettre au goût du jour la revendication d’une réforme agraire. Quelle réforme agraire répondra aux défis du XXI ème siècle ?


R : Le siècle dernier, la réforme agraire répondait à une nécessité de démocratiser la propriété de la terre. La lutte principale, donc, était dirigée contre la grande propriété terrienne (latifundio), en générale improductive. De façon générale, ce programme de réforme classique a été mis en place dans le cadre de gouvernements bourgeois nationalistes.

Au Brésil, on n’est jamais parvenu à faire ce type de réforme agraire. On y était presque lors de la crise de 1964, avec la proposition de réforme de Celso Furtado et Joao Goulart. Le MST s’est développé sur la base de ce programme : la terre à ceux qui la travaillent.

Hélas, ce n’a pas eu lieu au Brésil. Désormais, avec le capitalisme financier et les multi-nationales dominant l’agriculture, la lutte ne porte plus seulement sur la terre. La lutte porte sur le mode de production agricole. La lutte porte sur le destin des ressources naturelles. Nous voulons changer de modèle. D’abord pour produire des aliments sains pour toute la société. De la nourriture qui ne soit pas empoisonnée. En même temps, il faut adopter la veine technologie de l’agro-écologie : produire en équilibre avec la nature, sans détruire la bio-diversité qui change l’environnement et le climat. Et il nous faut organiser l’agro-industrie sous la forme de coopératives, pour produire ces aliments. Et maintenant nous sommes face à un nouveau modèle que nous appelons « réforme agraire populaire ».

 

C’est un mot d’ordre qui n’intéresse pas seulement les paysans, qui veulent la terre pour travailler. Désormais, les changements intéressent le peuple dans son ensemble. Cela intéresse tous ceux qui ne veulent pas tomber malade, mourir de cancer après avoir mangé des produits agricoles toxiques, dont le Brésil est le plus grand consommateur mondial. Cela intéresse tous ceux qui souffrent dans les villes, expulsés des champs ; et ceux qui son préoccupés par le désordre climatique actuel, comme le démontre la pénurie d’eau à Sao Paulo. Cela sera l’avenir de l’agriculture, et en vérité, la seule possibilité de survie pour nous.

Retour à l'accueil